À la vie ! La mort à l’improviste, la mort sans improvisation

À la vie ! d’Elise Chatauret et Thomas Pondevie (Compagnie Babel) interroge avec finesse et subtilité la question de la fin de la vie en France et chez nos voisins suisses et belges. Le spectacle dont l’écriture a débuté à la veille de la pandémie, avant de pouvoir être joué en 2021, est donné au Théâtre Silvia Monfort à Paris du 6 au 16 mars 2024. Partant des témoignages qu’ils ont tissés à de grands textes théâtraux allant de Shakespeare, à Copi, en passant par Euripide, Ibsen, ou encore Racine, Élise Chatauret (à la mise en scène) et Thomas Pondevie (à la dramaturgie), livrent un spectacle où se mêlent bouffonnerie farcesque, rires grinçants, indignations, drames et où la mort assure un rôle cathartique. 

Le spectacle s’ouvre sur une première partie de « pur théâtre » où les cinq comédiens :  Justine Bachelet, Solenne Keravis, Emmanuel Matte, Charles Zévaco et Juliette Plumecocq-Mech, rejouent, avec outrance et non sans une certaine délectation toute sensible pour le spectateur, des scènes devenues cultes au théâtre où le personnage en jeu se trouve sur le point de mourir. Pourtant, par l’excès et la démesure de ces interprétations, où les comédiens et comédiennes se jettent sur un matelas au bord du plateau, par leur bouffonnerie et par leur dimension grotesque, ces scènes, que le spectateur attend habituellement avec impatience dans les pièces en question -pour ce qu’elles relèvent bien souvent de la prouesse d’interprétation et concentrent la tension dramatique et tragique, ouvrent la réflexion autour de la double question de la place de la mort au théâtre et, derrière elle, de notre propre rapport à l’imminence de la mort. 

Pédagogie et maïeutique : la mort en question

Autour d’eux pour les accompagner, les paroles des médecins et des psychologues entendues en entretien

Partant d’entretiens réalisés avec des psychologues, des membres du centre d’éthique clinique de l’Hôpital Cochin et des membres du personnel médical dans les services de soins palliatifs et de réanimation, le spectacle propose rapidement de suivre quatre personnages, présentant tous dans leur rapport à la mort une situation particulière : de la jeunesse sacrifiée par une maladie incurable découverte à la naissance, en passant par le jeune grand-père dont l’état de santé se détériore précipitant l’entourage dans l’incompréhension, ou encore le drame de celle qui découvre un corps mutilé par la maladie longtemps invisible et indolore, et celui d’une vieille femme qui aimerait qu’on la délivre de cette vie qu’elle a assez vécue. Autour d’eux pour les accompagner, les paroles des médecins et des psychologues entendues en entretien. Avec finesse et pédagogie, on évoque ainsi des notions-clefs dans l’accompagnement de la fin de vie : sédation profonde et continue jusqu’au décès, euthanasie, suicide assisté. Plongé dans l’univers de l’hôpital, le spectateur découvre les questions éthiques et philosophiques, celles concrètes de mise en œuvre, mais aussi les problématiques politiques et sociales que ces pratiques entraînent pour le personnel soignant, incarné sur scène par les mêmes comédiens que ceux qui jouent les malades, enfilant et enlevant leur blouse blanche sous les yeux des spectateurs, comme pour traduire sur le plateau qu’il s’agit bien d’ouvrir la réflexion par le théâtre lui-même. 

Car il n’y a pas, pour ainsi dire, de ligne privilégiée. Le spectacle n’entend pas devenir un plaidoyer pour telle ou telle option, fustigeant, ce faisant, les postures contraires. Et pourtant, on y sent la volonté toute palpable d’Elise Chatauret et de Thomas Pondevie d’aller chercher le spectateur, de le sortir du confort de son existence, de l’inquiéter, au sens étymologique du terme, de le mettre sous tension, de le sortir de son rapport pleinement individuel à la mort. De l’intimité des quatre cas – que l’on suit alors comme de faux médecins – et de leurs familles, le spectacle bascule vers une dimension pleinement politique. 

Le théâtre comme nouvelle agora  

À la vie ! est une œuvre nécessaire car, comme sa genèse elle-même a été marquée par la survenue de la crise sanitaire et l’omniprésence visuelle et discursive de la mort qu’elle a entraînée, elle rappelle la nécessité de faire de la prise en charge de la mort une question qui ne peut relever seulement de l’individu et de son cercle proche. A la vie ! souligne que la question de la fin de vie est aussi un enjeu social, politique, et même philosophique et symbolique. Dans une société toujours plus néolibérale où les différences de richesses se creusent à la limite de l’indécence, que penser de ce qui semble bien un privilège de riche d’aller abréger ses souffrances en Suisse ou que penser de la parole d’une famille en situation de précarité qui revendique le droit au suicide assisté ? Qui parle : la conviction d’avoir une vie qui ne vaut rien car elle n’est pas du côté de ceux qui produisent ou l’épuisement ? Comme Socrate et son taon-aiguillon, le spectacle d’Elise Chatauret et Thomas Pondevie fait infuser des questions, sans la prétention de livrer aux spectateurs une réponse qui viendrait le soulager et le plonger in fine dans le même confort qu’en entrant au théâtre. 

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Si la troisième partie du spectacle s’ouvre sur un centre d’éthique médical, elle assure également un rôle quasi manifestaire : il s’agit avec À la vie ! de faire du théâtre, de s’en délecter et de s’en saisir pour faire résonner et raisonner toutes les questions qu’on ouvre. Mêlant transe et musique d’une joyeuse danse macabre sur le titre « Mourir sur scène » de Dalida, le spectacle se boucle avec intelligence sur les pouvoirs mêmes de l’art, dans son rôle de suggestion et d’imagination. Le théâtre devient l’occasion d’inventer une fausse toile de Giotto que les comédiens jouent sur scène, faisant de la mort et de son rituel de prise en charge une question aussi ancienne que fondamentale, car l’on dit, dans son rapport même à la mort, sa conception même de la vie et du vivre ensemble. L’agora, à côté du théâtre et du cimetière en somme. 

  • À la vie !, un spectacle écrit par Élise Chatauret et Thomas Pondevie (Compagnie Babel), au Théâtre Silvia Monfort à Paris du 6 au 16 mars 2024, puis au Grand T de Nantes du 27 au 29 mars 2024.
  • Mise en scène, Élise Chatauret, dramaturgie et collaboration artistique, Thomas Pondevie.

Crédit photo : © Christophe Raynaud de Lage


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