Invité par son amie Billie à une partie fine dans une grande maison chic, notre narrateur s’apprête à vivre la nuit la plus terrifiante de sa vie… Entre filles et fantômes. Un texte puissant et dérangeant de Yann Bourven.
Les faits terribles que je vais vous raconter se sont déroulés dans les années 2000. Une nuit de septembre en plein Paris. En ce temps-là je trainais beaucoup avec mon amie Billie, nous étions complices, sortions, buvions, fréquentions des artistes, nous nous échangions des livres, allions au ciné, aux expos, dans des squats rock et techno, il nous arrivait aussi parfois de baiser, mais toujours « en tout bien tout honneur », comme elle disait.
Un jour elle m’invita à un dîner, organisé « spécialement pour me rencontrer », chez une grande copine de fac dont elle me parlait sans cesse. Une extravagante, super perchée, d’une beauté insolente, très très riche, mannequin, comédienne de temps en temps. « Elle te plaira tu verras, m’avait-elle dit, ses parents sont partis en week-end à Marrakech… ou aux Maldives… je sais plus en fait, et on s’en fout ! Tout ce que je sais c’est qu’on aura leur hôtel particulier pour nous tout seuls ! »
Nous nous sommes donc présentés un vendredi soir devant la Cité Bonnesfeuilles : une voie très privée et très chic située au sud de la Butte ; genre de Village des Privilégiés truffés d’anciens ateliers d’artistes fin de siècle et de maisons d’aristocrates Second Empire à l’architecture un peu folle, désormais un havre de paix pour la bourgeoisie néolibérale flamboyante.
Le haut portail électrifié style art nouveau s’est ouvert lentement après que Billie a tapé le code tant convoité (renouvelé et renvoyé chaque semaine par texto aux happy few de la capitale branchée). « Je vous attends au deuxième ! » nous a dit sa copine par l’interphone.
J’ai levé la tête, vu de l’extérieur cette demeure 1850 me paraissait tout à fait gigantesque, 5 voire 6 étages, si tu comptes les combles, c’était presque trop. Un domestique prénommé Pedro nous a ouvert. Nous avons gravi l’escalier rococo qui menait au premier, puis avons traversé la cuisine (deux vieilles Mexicaines y préparaient le dîner) et la salle à manger, puis encore un escalier (en colimaçon cette fois) qui nous a conduits au deuxième.
– Venez les amis !
Nous nous sommes retrouvés dans une immense suite surchargée, il y avait des canapés design, des fauteuils Napoléon III, des toiles de peintres expressionnistes abstraits new-yorkais accrochées au mur qui séparait deux tourelles gothiques avec balcons. Lisa prenait un bain en plein milieu d’un salon encombré de miroirs de toutes les formes, d’un genre de dressing victorien, de petits guéridons tordus, d’une desserte, de bouilloires, de petites statues en marbre représentant des danseurs de jazz noirs, et d’un magnifique piano à queue Steinway. Lisa nous a souri, terminant son verre de vin, et m’a dit « C’est cool de te rencontrer », avant de se lever et de sortir de cette énorme baignoire en fonte et à pattes de lion. Quelle beauté ! Elle se séchait en nous regardant, elle a embrassé Billie sur la bouche et lui a demandé de lui brosser ses longs cheveux blonds, puis elle a enfilé un kimono en soie et nous a dit d’aller nous poser parmi tous les coussins devant la grande cheminée de style néo-renaissance. Pedro avait fait un feu.
– Tu peux nous mettre un peu de musique ? m’a-t-elle demandé, la chaine se trouve sur la commode près de la baignoire. Il a l’air sympa ton ami, a-t-elle dit à Billie.
Quelques minutes plus tard son domestique nous a apporté le dîner avec des bouteilles de vodka.
– Et téléphone à qui-tu-sais ! lui a-t-elle crié, mes parents sont absents, on va donc faire la fête comme des adolescents !
Le repas a été servi, le dealer est passé, nous avons mangé dans la bonne humeur, et entre deux shots de vodka nous chantions parfois sur des classiques post-punk, la soirée s’annonçait plutôt agréable.
Plus tard, en revenant des toilettes, j’ai surpris les filles qui s’embrassaient ; Lisa a ôté son kimono, a déshabillé Billie, a glissé sa main droite dans sa culotte, et s’est mise à la doigter, ça claquait de plus en plus fort, de plus en plus vite, je me suis approché d’elles, j’ai caressé doucement les fesses tendues et mates de Billie, ce petit cul parfait que je me suis mis à mordre comme un goulu, Billie a tourné la tête, mais elle n’a pas eu le temps de m’embrasser que déjà Lisa m’ordonnait de retourner à ma place,.
– Tu nous mates et c’est tout ! reste sage ! assis !
Je me suis rassis en boudant, bandant comme un pendu ; je l’ai sortie et me suis branlé en les regardant se caresser, se malaxer, j’observais aussi le feu de cheminée qui crépitait, je tournais la tête, j’alternais, tandis que Lisa mangeait le cul de Billie qui se cambrait de plus belle, avant de la retourner brutalement et d’attraper un verre de vodka citron vert pour le boire d’un trait. Puis elle l’a allongée sur le dos, lui a sucé les seins, le ventre, et sa bouche est redescendue pour lui aspirer la chatte, elle la lapait en lui pétrissant les fesses et sa langue convulsait. Soudain j’ai aperçu des ombres qui couraient sur les murs derrière elles.
– Qu’est-ce que c’est ? j’ai dit.
Les filles s’affairaient sans me calculer, ça s’est accéléré, Billie a crié en explosant littéralement dans la bouche de Lisa, et c’est à ce moment précis qu’une centaine de voix ont simultanément poussé un genre de gémissement d’outre-tombe, puis des spectres se sont multipliés dans toute la suite en s’agitant et en braillant des insanités, tandis que des hommes et des femmes s’installaient dans l’âtre stroboscopique, vêtus comme au début du vingtième siècle, pour y danser et se tripoter en riant comme s’ils se moquaient des filles en les imitant ; à côté deux enfants nus dépourvus de bouches jouaient au coiffeur sur le piano à queue, soudain ils se sont battus, le plus petit des deux s’est emparé d’un couteau et s’est mis à taillader le crâne chauve de son camarade, puis l’a ouvert afin d’y extraire de la cervelle qu’il a balancée dans ma direction. Une vieille femme entièrement brûlée au 3ème degré leur a crié d’aller se coucher immédiatement, puis s’est installée au piano pour y jouer du Bach en pleurant de douleur, sa peau tombait en lambeaux.
Je suis retourné à ma place, tout coi, tout trauma.
J’ai fait la mise au point, feu de cheminée, filles, fantômes, murs, piano, enfants, filles en nage aux lèvres trempées, têtes de mort de l’espace-temps, gémissements rouges déposés sur mon gland palpitant, âmes folles se mélangeant dans ma tête de douleur… C’est là que mon Double est apparu, je m’en serais douté. Il jouait avec les flammes, se liait d’amitié avec les fantômes, il s’adaptait bien à eux. Ils se sont mis à danser tous ensemble, puis à discuter en refaisant le monde, celui situé de l’autre côté ; mais moi je me sentais exclu des deux réalités, passif, affamé, impuissant, en spectateur frustré, mais sans cesser de me branler. Au bout de dix minutes je me suis levé, et j’ai juté sur le parquet en râlant.
Les filles s’enlaçaient tendrement, se calmaient, tandis que les fantômes s’excitaient de plus belle. Je restais seul, je me concentrais sur le feu et le décor du salon. Pourquoi je voyais tout ça, et depuis quand déjà, j’avais beau fouiller dans ma mémoire, je ne me souvenais plus de la première fois, de la première vision, je devais être tout petit… En tout cas il y avait longtemps que je les notais, ces visions, que je m’évertuais à décrire systématiquement ces délires, ces apparitions si vous préférez.
Les deux mondes se percutaient.
J’oubliais un peu les filles, il fallait que je regarde, plus fort, concentre-toi, observe-les, n’aie pas peur, rencontre les fantômes, traduis la langue des flammes, comprends les ombres, approche-toi, mais… que vois-je… je reconnais mes ancêtres, ceux des vieux albums photos, et mes futurs enfants on dirait, des amis aussi, et des parents décédés, des gens que je ne connais pas, proches des filles sans doute, je voyais des rencontres, des ruptures. Je me suis placé devant les flammes, les mains posées à plat sur la solive au-dessus, et je me mis à hurler.
C’est pas vrai, c’est dans ma tête, je suis fou ! Tu avais bien raison Billie, je suis malade, on devrait m’enfermer, me foutre en cellule capitonnée, j’en peux plus ! Le coeur au bord du gouffre, mon cerveau qui fermente au soleil noir. Désormais je refuse de croire aux visions, je les contournerai s’il le faut, je vais faire de sacrés efforts, me reprendre en main, on n’est pas obligé de se laisser aller comme ça, c’est vrai quoi, je ne pense qu’à ma gueule ! Sois moins égoïste, connard ! Va vers les autres un peu ! Vers les vivants !
Billie m’a tendu le verre d’eau et m’a demandé en m’embrassant dans le cou.
– Qu’est-ce que tu as vu au juste ?
– J’ai décidé de ne plus rien voir…
– Tu nous as fait flipper…
– Je sais, mais ça n’arrivera plus.
– Ma grand-mère voyait des morts-vivants tout le temps, dans les rues, dans son bain, dans son lit, dans son jardin, dans sa culotte, partout, tous les jours, c’était l’enfer. Tu devrais te poser des questions, consulter par exemple… je dis ça pour toi ! m’a dit Lisa en terminant une bouteille de vodka.
– Elle est devenue quoi ta grand-mère ? j’ai demandé.
– Elle s’est suicidée… Je n’ai pas beaucoup de souvenirs d’elle. J’étais trop petite.
Autour de nous les fantômes s’étaient évaporés de cette maison maudite, et de mon cerveau en nage.
Je suis rentré chez moi. Billie ne m’a rappelé que 6 mois plus tard, Lisa s’était lassée.
Illustration : © Alexandre Petrovski Darmon
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