Valentine Deprez

Ce que Proust n’a pas pu dire ? 

Une grande maison à la campagne : l’apparence du calme. Les fleurs dans le jardin, sur la terrasse, les après-midis où l’on boit du thé, et l’apparente entente de plusieurs générations. Communion réelle ou arrangements de surface ? Dans un texte cruel, où les souvenirs n’ont rien d’une madeleine de Proust, Valentine Deprez dit la terreur de l’enfance, d’un secret de famille trop longtemps enfoui. 

Ça commence par une grande maison bourgeoise à la campagne, les fleurs dans le jardin, les après-midi pluvieuses durant lesquelles on ne peut pas sortir et dont on profite pour boire le thé, les discussions familiales sur la terrasse qui regroupent plusieurs générations, les disputes, parfois, entre les grands-parents pour une histoire d’assiette un peu trop remplie, les débats sur l’Art, le Bon goût en termes d’ameublement, les artistes injustement méconnus… Et puis, bien sûr, longtemps je me suis couchée de bonne heure, le supplice du coucher qui prend racine dès l’après-midi et tenaille jusqu’au soir, l’attente fiévreuse du baiser de la mère, son goût toujours un peu trop court quand à peine arrivée elle doit déjà repartir vers ses obligations familiales.

L’histoire commence comme ça, mais n’a pas l’odeur de la madeleine trempée dans le tilleul ni la douceur des samedis d’été à lire tranquillement au pied d’un arbre.

Non, cette histoire a l’odeur des corps moites et puants, l’odeur de la violence, des mains sales et poilues qui caressent le corps nu et tremblant d’une enfant, l’odeur des dimanches matins rythmés – alors que les discussions vont bon train dans le salon – par le viol dans la chambre.

Longtemps je me suis couchée de bonne heure, tous les soirs, aussi loin que je me souvienne et jusqu’à mes 13 ans, j’ai attendu ma mère, qu’elle vienne me voir pour me souhaiter bonne nuit, et patientais avec anxiété. Je me mettais dans mon lit et attendais qu’elle arrive, à la lumière de ma veilleuse. Dans les draps encore froids je me roulais en boule, sans bouger, tous les soirs, je me disais que ce jour-là serait le bon. Que je lui dirais, à ma mère, pour les viols et pour le violeur. Que je lui expliquerais, enfin, ce qu’il faisait dans ma chambre, dans mon lit, avec ses doigts, avec les miens. 

En attendant qu’elle arrive, je me répétais mot pour mot ce que je lui dirais. Je voulais être sûre de chaque syllabe, de chaque intonation, pour être certaine de ne pas trébucher. Je pensais aussi au moment où je devrais lui dire. 

Après le rituel chapitre de l’histoire, câlin, bisou, bonne nuit, je lui dirais, comme toujours, de rester encore un peu, de rester avec moi, de ne pas repartir tout de suite. 

Habituée, elle n’opposerait aucune résistance. Comme toujours, elle me tendrait une peluche contre les cauchemars, reprendrait un chapitre de l’histoire puis me parlerait encore quelques minutes, des prochaines vacances et du prochain week-end. À ce moment-là, je la couperais, je lui dirais que de ce week-end, je ne voulais pas y être, parce qu’il serait là, et qu’entre deux jeux de société et balades dans la forêt, il jouerait à balader ses doigts dedans moi.

Et puis alors que j’avais eu le temps de me répéter deux à trois fois mon discours, ma mère finissait par arriver. Chapitre de l’histoire, câlin, bisou, bonne nuit, reste encore un peu, peluche contre les cauchemars, chapitre de l’histoire, prochaines vacances, prochain week-end et puis rien. J’étais paralysée. Je l’entendais me raconter l’atelier pâtisserie et la partie de cartes que nous ferions, les copains samedi après-midi et alors elle arrivait au bain de dimanche soir. Je n’avais pas réussi à lui couper la parole. Elle finissait par me dire que maintenant elle devait vraiment y aller et moi je me disais que tant pis, j’attendrai encore un peu, le viol je lui dirais demain, si je n’étais pas morte durant la nuit. 

Ce même soir s’est répété à l’identique jusqu’à mes 13 ans, et puis un mercredi matin, j’ai fini par le lui dire. Je n’en pouvais plus de mourir toutes les nuits dans mon sommeil et me lever en attendant le soir, pour essayer une nouvelle fois de parler. Je ne voulais plus de ce cercle infernal, alors ce jour-là, je lui ai dit, sans réfléchir ni à la forme ni au ton. Ce fut moche, pitoyable, pas du tout comme je l’avais imaginé. Les mots se sont bousculés dans ma bouche et sont sortis presque inaudibles, pathétiques. Il y en avait peu, ça s’est fait en deux phrases auxquelles ma mère a répondu en deux mots. Suite à ça, j’ai eu moins peur de dormir, moins peur de mourir. 

J’avais presque oublié cette histoire de sommeil jusqu’au jour où, vers mes 20 ans, j’ai ouvert le livre de Proust, A la recherche du temps perdu. J’ai lu les premières pages, l’attente anxieuse de la mère, l’angoisse presque perpétuelle du coucher, cette peur du narrateur à l’idée que ça serait déjà bientôt fini, et qu’il faudrait alors, à peine passé, attendre le lendemain pour que ce moment arrive de nouveau. J’ai lu tout ça et je me suis demandée s’il n’avait pas – lui aussi – quelque chose à dire à sa mère.


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