Au commencement du sexe était l’image. Image du corps de l’autre surpris dans une position troublante, difficile à déchiffrer. Image grotesque, mais entêtante d’un certain domaine de l’activité humaine conservé à l’abri, dans la TV, dans le téléphone, dans la chambre. Reproduite à l’infini, cette image ne nous quittera jamais. Elle est à la fois le point de départ, et celui d’arrivée, le commencement et l’achèvement, de notre manière d’être sexuels. Bienvenue dans le Dimanche Rose. Estelle Normand nous emmène voir une partie de catch.
Je me souviens du bleu de la nuit, des échos de voix émanant de la télévision et des ronflements de mon père assis devant. Je me rappelle avoir descendu avec précaution l’échelle grinçante du lit superposé pour ne pas réveiller mon frère qui dormait à poings fermés dans le lit du bas. Mes pieds nus collaient au parquet, un léger bruit de succion accompagnait mes pas jusqu’à la chambre de mon père. Restée sur le seuil, j’avais cligné plusieurs fois des yeux pour les habituer à l’obscurité. Une proéminence déformait le lit parental. C’était elle. Sa nouvelle femme.
Je ressens encore la tentation de coincer son visage sous l’oreiller et d’appuyer fort pour que son souffle s’arrête. Mais un détail m’en avait empêchée : par terre s’étalaient des magazines féminins, il n’y avait que ça qu’elle semblait pouvoir lire cette conne. Je les avais ramassés et emportés avec moi vers ma chambre, j’avais eu envie de trouver de nouvelles raisons de la mépriser.
La porte grande ouverte, indifférente à la possibilité de me faire choper ou de réveiller mon frère, j’avais feuilleté les pages éclairées par le réverbère en face de la fenêtre. Loin de me livrer à une méchanceté que j’espérais expiatoire, ce que j’ai vécu cette nuit-là n’est rien de moins qu’une épiphanie : mon désir. Si Dieu existe, il se trouve à n’en pas douter sur des dizaines de photos de femmes nues d’un vieux numéro du magazine Elle.
Je me souviens des fragments de corps en noir et blanc, des gros plans sur les chairs fermes, chastement mises en valeur par un camaïeu de gris. Je crois que c’était pour célébrer le corps des femmes, leur beauté naturelle. Moi, tout ce que j’ai retenu c’est ma culotte trempée, la frénésie de mes mouvements sur le parquet plein d’échardes, la fusion de mes lèvres en feu et du bois au milieu de ma chambre d’enfant. En dix ans je n’avais jamais ressenti une telle plénitude.
Et puis un craquement m’avait fait sursauter, j’avais déchiré la page qui me plaisait le plus, la photographie du buste d’une femme de profil, la poitrine lourde, le ventre arrondi dont on devinait la naissance d’un sexe sombre, foisonnant. Les mains moites, j’avais plié mon trophée en quatre et fait disparaître les magazines dans un tiroir de mon bureau. J’étais remontée en vitesse dans mon lit en hauteur et j’avais caché sous mon oreiller ma dulcinée sur papier glacé.
Des souvenirs d’une copine de CP étaient remontés, quand on avait pris un bain toutes les deux et que j’avais découvert ses lèvres dépassant de sa vulve. La mienne était « fermée », je ne savais pas que ça pouvait être comme ça, j’avais voulu toucher. Je ne sais plus si je l’ai fait. De cette nuit en ont découlé beaucoup d’autres aux fantasmes moites de corps féminins que je rêvais d’explorer. J’imaginais la douceur de leurs peaux, l’odeur chaude de leurs pubis, l’onctuosité de leurs salives.
Adolescente, j’ai cherché avec assiduité sur YouPorn des vidéos qui auraient pu recréer le miracle que j’avais expérimenté enfant. Cela faisait longtemps que la photo volée ne me suffisait plus. Après de nombreuses heures à parcourir les différentes catégories, j’ai fini par tomber sur le Graal qui m’a fait vénérer le porno : Ultimate Surrender.
Une fois passé le générique ultra kitsch tout en flammes sur fond de guitare électrique et batterie, j’ai découvert les noms, poids, tailles et records des deux charmantes participantes. Leurs portraits en vis-à-vis, l’une parlant pendant que l’autre s’étire, donnaient de quoi ronger son frein avant de passer au vif du sujet. Dans une arène, ces deux femmes vêtues de string et soutien-gorge ficelles devaient s’affronter dans des épreuves de soumission. Chacune essayait de bloquer l’autre avec ses jambes, avec ses bras, tout en lui fourrant ses doigts dans le trou à portée de main. Leurs gémissements de plaisir sous la contrainte se mêlaient à la voix masculine de l’arbitre. Leurs corps musclés, la violence de leurs gestes, leurs doigts dans les bouches, dans les chattes, dans les anus, palpant les seins, agrippant les culs, me donnaient une furieuse envie de me toucher, ce que je ne m’étais jamais résolue à faire. Je me caressais alors avec force, hypnotisée par les prises ingénieuses des concurrentes, rapidement nues, offertes, ne gardant plus, à la fin, que les bandeaux colorés qui enserraient leurs chevilles et leurs poignets.
Le cœur pulsant à mille à l’heure j’attendais la victoire, ce moment béni où la gagnante avait le droit de baiser la perdante avec toute sorte d’accessoires : gode-ceinture, vibro et autres joyeusetés. J’aimais voir leurs têtes rougeaudes, la sueur luisante sur leurs corps marqués, leurs culs giflés, leurs veines saillantes prêtes à exploser, la langue de la perdante enfoncée dans le sexe de la gagnante et surtout le plaisir unissant les deux adversaires jusqu’à l’orgasme de la victorieuse combattante. Une fois son affaire terminée, c’était systématique, elle s’empressait de rejeter le corps de celle qui avait échoué et je jouissais.
Je pénétrais ainsi une quantité phénoménale de femmes par procuration. L’image me conférait ce pouvoir absolu d’être à la fois dominante et dominée en fonction de ce qui m’électrisait le plus à l’écran. Le porno avait fait de moi un être hybride à l’avidité infinie.
J’ai gardé cette habitude jusqu’à la fac, jusqu’à presque rater mes partiels tellement ça m’obsédait. Depuis, j’essaie de ne plus penser aux femmes, je tais mon désir coupable. Je préfère me concentrer sur les hommes, peut-être par facilité ou par ennui, parfois par amour, mais je ne désespère pas de rencontrer celle qui me procurera cet abandon ultime.
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