Petit et grand zygomatique

Qui n’a jamais ressenti la difficulté de promener son corps dans un environnement nouveau, parfois hostile ? Soirée mondaine, dîner chez des inconnu-es, opéra… L’expérience sociale est, in fine, davantage une affaire de chair que d’esprit. C’est en partant de cette intuition, que Sophie Benard propose ici une fiction acide et subtile, dans laquelle une narratrice dialogue avec son corps « loin, bien loin de son environnement naturel ». Lutte des classes et question de genre se bousculent sur une peau qui en ressent les assauts constants… Attention à l’embrasement. 

Te voilà loin, bien loin, de ton environnement naturel. En plein Paris pourtant, où nous sommes nés et avons toujours vécu ; mais ce territoire n’est pas le tien. Tu ne sais pas l’habiter. Par réflexe, tu me déloges de toi. Tu n’es plus mon corps passe-partout, blanc et mince, facilement élégant : de révolte, tu te mets à m’encombrer.

Ce n’est qu’une galerie d’art contemporain nichée dans un quartier branché de la capitale. Pire qu’une simple galerie d’art contemporain, en fait : la moitié du local est dédié aux expositions et aux performances, et l’autre moitié sert de disquaire – c’est-à-dire qu’on y vend, à prix d’or, des vinyles triés sur le volet du bon goût. Car Madame aime l’art, Monsieur la musique.

Madame-la-propriétaire, qui se rêve Madame-la-conceptrice, explique leur « projet » devant une vingtaine de personnes bien habillées. Faire vivre l’art, dialoguer les images et la musique. Les autres semblent écouter avec déférence. Toi, tu te fais chienne enragée ; je dois te contenir, ravaler tes soupirs, empêcher tes yeux de se lever au ciel.

Je sais que ce n’est pas le sujet – pourquoi diable s’arrêter sur un sujet si trivial ? – mais nous ne pouvons pas nous en empêcher, ni l’un ni l’autre. Madame-la-propriétaire a ton âge – peut-être est-elle même un peu plus âgée, mais la fortune conserve les corps. Je te sens frémir de jalousie : ton teint est plus terne que le sien, le coin de tes yeux est plus ridé. Elle vient d’acheter et de rénover, avec son mélomane, un immense local en plein cœur de Paris, pour le consacrer à l’Art. 

Je ne peux pas m’en empêcher : d’où vient l’argent ? Pourquoi la genèse de son projet de merde n’implique-t-elle pas le récit de la donation que leur ont fait leurs parents, ou l’héritage qu’ils ont touché ? Pourquoi personne ne parle pépètes alors que tout ici pue l’argent mal dépensé ? Et toi, pourquoi te tiens-tu différemment des corps qui t’entourent ce soir, pourquoi trouves-tu ces petits fours dégueulasses ?

Je te laisse te pencher vers Clémentine, pour lui poser les questions qui brûlent tes lèvres.

« Je sais, je sais, on en parle plus tard. »

Clémentine sait. Tu n’as pas eu le temps d’ouvrir la bouche mais tu te laisses dompter de bonne grâce. Clémentine nous discipline avec la tendresse et la fermeté de ceux qui nous aiment. C’est pour le travail qu’elle doit se rendre à ce vernissage absurde, et pour nous y traîner, elle a promis de te récompenser d’une entrecôte.

Détailler Madame-la-propriétaire fait monter ma colère, quand même ; ton cœur s’accélère, ta mâchoire maintient tes molaires les unes contre les autres, ton estomac brûle d’acidité. Tout en elle signifie la grande bourgeoisie – son visage, son corps, son discours, son aisance à prendre la parole pour déballer ce qui sort de sa bouche sans douter d’elle. Elle se tient droite, ses dents sont d’un blanc éclatant, sa peau est lisse. Son maquillage est discret, loin de l’outrance, en plein dans le mille du bon goût. Sa minceur polie se tient très exactement comme il faut, au milieu des corps qui lui ressemblent et auxquels elle s’adresse. Maîtresse des lieux dans sa galerie flambant neuve, qui expose en ce moment les innommables croutes d’une artiste qui lui ressemble comme une sale bourgeoise sans imagination ressemble à une autre.

Toi, tu es fatigué et angoissé. Même pas douché, mal habillé : ces jours-ci, j’ai perdu le courage de te soigner. Tu as des boutons sur le front, parce que tu manges mal, trop gras, trop sucré, trop salé, et que les problèmes de logement nous empoisonnent. Le délai d’attente pour l’obtention d’un logement social à Paris est d’une dizaine d’années. Je dois te forcer pour que tu tiennes une posture digne, dans ton vieux pull beige. Heureusement, la défiance maintient ta tête bien droite, tes sourcils froncés. Tu t’imagines leur pisser à la raie, le champagne gratuit que tu avales à grandes gorgées. 

Trêve de rêverie, nous voilà cordialement invités à nous asseoir pour assister à une performance dansée. Clémentine tente de s’enfuir ; cette fois-ci, c’est nous qui insistons pour jouer le jeu : ils nous ont giclé leur bon goût à la gueule, on mérite bien de les voir se vautrer dans le ridicule. 

Clémentine s’assoit à côté de toi. Quelques minutes de battement – le temps, ce n’est pas de l’argent – et un jeune homme au corps d’une confondante banalité se lance dans sa performance. Il s’agite au milieu des tableaux criards ; Madame-l’artiste a expliqué plus tôt qu’il s’agissait ici de faire dialoguer, se répondre, les œuvres et la danse – et puis quoi encore. Le performeur en marcel blanc se roule par terre, agite ses bras par-dessus sa tête, s’accroupit. Son public reste impassible. 

En quelques minutes à peine, je sens ta composition s’enfuir. Le boule de colère qui s’était formée entre tes côtes, qui les contractait les unes contre les autres, menace de jaillir. Mais elle a changé de nature, par le miracle de l’Art : tu n’as plus l’impérieux besoin de les agripper par le col de leurs chemises pour les plaquer contre les murs, tous autant qu’ils sont. Tu as furieusement envie de rire. 

Le danseur tord sa bouche pendant qu’il danse, pour mimer un cri. C’est trop ; tu détournes les yeux. Tu sais l’erreur à ne pas commettre, toi qui l’as tant commise ; te l’énoncer te fait déjà sourire. Ne surtout pas croiser le regard de Clémentine. Ne croiser aucun regard. Aucun. Sous aucun prétexte. 

Mais rien n’y fait, la boule d’hilarité délie tes côtes, ta poitrine se gonfle. Et c’est bien trop agréable. Tes yeux s’enquièrent de ceux des autres – tant pis. Tu n’auras pas le loisir de croiser le regard de Clémentine. Mais quel spectacle !

Recroquevillée sur sa chaise, le dos rond, les genoux légèrement relevés, la tête baissée, Clémentine cache son visage dont nous n’apercevons qu’une ombre rouge écarlate derrière ses cheveux. Son poing fermé semble appuyer de toutes ses forces sur sa bouche. Je t’empêche de soupirer de plaisir.

C’est comme faire jouir un amant. Ce corps que nous aimons, nous voudrions le voir toujours dans cet état. Comme faire jouir un amant : à défaut de le maintenir dans les délices de cette volupté partagée, c’est par la tendresse qu’on l’aime. Tu as assez mangé ? Tu as froid ? Repose-toi. Tu es toute belle aujourd’hui !

Tu tournes vivement la tête, alors qu’un son étouffé s’échappe de ta gorge. L’hilarité est contagieuse, le spectacle insoutenable. Le performeur, lui, poursuit son exorcisme. Il a recommencé à ouvrir grand la bouche, au milieu de ses gesticulations et des tableaux recouverts de vomi bourgeois. Sa vue aussi devient insoutenable. Ton abdominaux se contractent, entre panique et délice.

Un bruit d’étranglement attire à nouveau tes yeux vers Clémentine. Désormais toute à son fou-rire, sa colonne vertébrale s’est raidie. Immobile, elle fixe le mur devant elle. Elle cherche à échapper à la fois à ton regard et à la vision de la performance. Sa main est étendue sur sa bouche, ses yeux légèrement exorbités. À force de se retenir de rire, elle s’est mise à pleurer. De grosses larmes dégoulinent sur son visage. 

Il faut fuir. Et ce sont deux corps au bord de l’implosion, deux dos courbés, deux visages tournés vers le sol pour échapper aux regards consternés, qui se faufilent jusqu’à la sortie, hilares et vengés.

  • Ce texte inédit préfigure le roman de Sophie Benard, Faire Corps, qui paraîtra le 10 avril 2024 aux éditions Equateurs.

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