Lucas Dusserre

Regain – Episode 3/4 : « La Roxanne »

Ah l’amour… Quelle folie, quand il vacille mais ne s’effondre pas ! Quand il s’use, se cabosse, tente des détours avant de revenir sur ses pas. Que reste-t-il du désir quand les corps ont trop vécu ? Et que vaut une promesse éternelle quand la maladie s’invite ? Regain est l’histoire d’un couple qui danse sur le fil du temps, entre derniers rebonds et ultimes renoncements, entre les restes d’un feu et l’ombre qui approche. Un feuilleton mordant, écrit par Lucas Dusserre.

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Séverine revenait du travail quand elle a trouvé une Clio II, garée devant le portail. Christian était au bar américain de la cuisine, en train de parler avec une brune. « Ma Sève, j’te présente Roxanne, elle travaille au Bricomarché juste en face, ça te dérange pas si elle reste dîner avec nous ? » Dès le premier regard, Séverine avait bien senti, que cette fille-là puait le sexe. Elle a fait un accueil charmant à Séverine. « Votre mari m’a dit qu’il avait fait de la moto en très haut niveau… j’suis vachement impressionnée ! Et puis c’est fou ! J’ai passé mon permis y pas longtemps… » Séverine avait aucun mal pour l’imaginer, son corps de pimbêche bien moulé dans un pantalon en cuir ! Roxanne avait trente-cinq ans et vivait dans un HLM, en bas de Sisteron. 

Ils ont commandé des pizzas. Pendant le repas, Roxanne posa des questions à Christian sur sa « carrière », et il l’abreuvait d’anecdotes. « Alors attends, tu vas pas en croire tes oreilles… » En le regardant parler, Séverine pensait voir un autre homme, loin de ressembler à ce monstre d’humilité qu’elle avait connu, tout en s’inquiétant de ne pas se retrouver dans ce qu’il disait : ces longs voyages, à l’autre bout de la France, pour disputer des courses, et ces moments de fou rire, à la buvette, elle n’en avait aucun souvenir. Christian, assis en bout de table, était vraiment à l’aise, et l’homme qu’elle avait aimé avec un bout de gruière râpé voilant son menton, l’homme au dentier, qui faisait du bruit en avalant sa soupe, elle ne le retrouvait pas dans cette attitude orgueilleuse, dans cette assiette bien proche de la table ni dans cette fourchette et ce couteau, qui découpaient la part de pizza. Cette présence, à la fois si familière et si étrange, la propulsait mollement en dehors de la conversation et en dehors de la table : elle voyait, plus qu’elle n’entendait, des mots voyager derrière une vitre, et le visage de son mari apparaissait parfois, comme la lune derrière un voile de nuage, pour mieux éclairer sa nuit. Elle s’arrêtait alors sur ces yeux verts et ce large front bombé, sur ce nez aquilin, sur cette bouche large entourée d’une mousse drue et noire, qu’elle découvrait comme pour la première fois : « c’est donc ça mon mari », se disait-elle, sans parvenir à faire le lien entre cette figure et sa vie passée. Roxanne continuait son interview.

« -Et tu n’as jamais pensé à voyager, pour faire des internationales ?

– Ah si si bien sûr mais bon… Sève a jamais voulu partir… » Séverine, à bout de force, quitta la table. En regagnant sa chambre, elle avait claqué si fort la porte du couloir qu’un carreau de verre s’était brisé. 

Elle était en pyjama, allongée dans le lit ; la lumière fuchsia de la télévision éclairait son visage ridé. Des plaques humides apparaissaient derrière les images projetées en aquarelle, sur le verre de ses lunettes. Elle gardait les deux bras le long du corps, avec la télécommande dans le creux moite de sa main. Envoyé Spécial diffusait un reportage sur le quotidien de la police marseillaise. Une heure plus tard, Christian l’avait rejoint, en faisant l’autruche. 

« -Tu dors, ma Sève ? 

– Oui ! »

Et Séverine s’était retournée, face au mur. 

Roxanne se sentait seule ; elle n’avait pas d’amis et manquait d’argent. Quand elle passait le voir, chez Répara+, Christian prenait une pause, le temps de lui offrir un café. Cet homme la rassurait. Roxanne le voyait comme un sage sexy, capable de la préserver de cette situation merdique, où elle était enfoncée, depuis des années. Elle enchaînait les crédits à la consommation et ses désirs ne décroissaient pas. Désaxée, Roxanne avait besoin d’un tuteur pour mener sa vie ; elle qui n’avait jamais eu d’enfance et qui n’avait jamais eu de famille, ne savait pas faire la différence entre l’amour et le bénéfice : elle s’attachait aux hommes avec la hargne et l’avidité d’un enfant, et multipliait les conquêtes comme les tentatives de survie. Tout, dans le corps de Christian, lui offrait un refuge : ces yeux légèrement enfoncés dans leur orbite, ce nez aquilin, cette barbe épaisse et courte, dévalant jusqu’au bas du cou, lui rappelaient un père qu’elle n’avait jamais eu. Il lui était déjà arrivé de l’imaginer à poil, et sa main avait glissé, machinalement, vers son entrejambe.

Leur grand jeu de séduction, ce à quoi ils revenaient toujours quand ils n’avaient plus rien à se dire, c’était l’idée qu’un jour Christian remettrait le cul sur une selle. Elle rêvait de le voir en combinaison. « Je suis sûre que tu prends hyper bien les virages… ; aaaaallez, t’as de beaux restes, je le sais, menteur, va ! » et, à l’occasion d’un rire, le bassin de Roxanne se rapprochait un peu plus.

De l’atelier, on les entendait s’esclaffer, enfin surtout elle, parce qu’elle avait une manière de rire, « mon pauvre, comme une mongolienne, oh ! » Certains des apprentis, qui bossaient au garage, la connaissaient un peu. Ils étaient passés dans son lycée, où elle avait laissé une réputation de crasseuse. Y paraîtrait qu’elle aurait couché avec le professeur d’EPS, M. Reboul : « elle, mon pauvre, j’la touche même pas avec un bâton ! » Roxanne inspirait le dégoût à tous les hommes qu’elle n’excitait pas.

Pour Christian, elle était d’abord une fille verte. Des cravaches fouettaient ses membres à la réception de son odeur de jeunesse. Il ne pouvait pas s’approcher d’elle sans bander, et au plus il se rapprochait, au plus sa bite se faisait cravacher, jusqu’à s’évider, en un mince filet visqueux. C’était ensuite, tout le reste de la journée, la sensation du caleçon gluant contre sa cuisse, et le développement d’une idée qui s’apprêtait à le devancer, pour le tirer vers l’inconnu. Christian se racontait volontiers qu’il avait de la curiosité pour cette jeune femme « pas comme les autres », mais n’osait pas s’en avouer davantage, tandis que la grande tentation du nouveau martelait l’image qu’il avait de lui-même, de son mariage, de sa vie, en lui faisant apercevoir son passé comme un élément désuet, qui pesait sur son existence. Au contact de cette fille, il était jeune comme il ne l’avait jamais été ; à soixante-quatre ans, Christian comprenait enfin que dans la vie on était multiple, et que le passé était une croyance, à laquelle les gens restaient fidèles, par simple superstition ; il avait aussi le pressentiment que le bonheur était le résultat d’une guerre de soi contre les autres, et que la cruauté pouvait y conduire. Roxanne lui donnait l’envie d’être heureux. 

Quand il rentrait du travail, à dix-neuf heures, sa femme l’agaçait déjà. Il répondait sèchement à ses questions, et partait sur le canapé du salon : depuis quelques semaines, il connaissait un regain d’intérêt pour la moto. Tout le temps où il était à la maison, il le passait devant la télévision, à regarder de petits bolides colorés, sur une langue de bitume : c’étaient des vrombissement, rauques et monotones, des variations de régime infernales qui remplissaient les pièces, comme un bourdonnement d’apocalypse. Séverine, exténuée, hurlait « CHRIS ! A TABLE ! » Penaud, il attendait cinq minutes avant de couper le son de la télévision, et faisait traîner ses chaussons, en chantonnant les paroles de Sardou : Si tu ne veux pas… si tu ne veux pas… si tu ne veux pas que la femme t’embête te maries pas ! Pendant le repas, il gardait les yeux rivés sur la télévision muette, alors que Séverine, qui se perdait dans le blanc du mur, oubliait qu’elle était en train de mâcher. Des gommes de viande saumâtre se déposaient autour de son assiette. Christian, en lâchant un soupir excédé, rallumait le son; elle quittait alors brusquement la table, en faisant claquer la porte de sa chambre. Un nouveau carreau était brisé. 

Le week-end, Christian désertait la maison, car Roxanne avait réussi à le convaincre : ils partaient dès le vendredi soir sur la côte et passaient leurs journées à faire des tours de circuit, en moto. Le soir, dans une chambre d’hôtel, Christian redécouvrait le sexe ; il redécouvrait ce que c’était, qu’une chatte bien fraîche, et restait allongé, la langue plongée dans cet étalage de chair humidifiée, gonflée par le désir. Lui qui en était venu à redouter l’impuissance, retrouvait des sensations de vigueur. Durant des soirées entières, il jouissait de ce corps jeune, le malaxait de ses mains noircies par le travail, il admirait ces seins qui ne pendaient pas, ces fesses qui se tenaient comme de l’ivoire et jouissait, le plus souvent, de se sentir englobé par cette bouche gourmande et ferme de bonne suceuse !

Roxanne, elle, aimait follement ces poils, en cascade, dont le dos de Christian était recouvert ; elle avait de l’affection pour cette peau à la matière et aux nervures de brioche, recouvrant des muscles sûrs, entretenus par des années d’effort; elle s’attendrissait aussi en regardant, lorsqu’il sortait de la douche, ces fesses creusées par une mauvaise disposition de la graisse ; mais surtout elle adulait cette bite, véritable oeuvre du temps, qu’elle suçait comme elle sucerait un morceau d’histoire ; elle aimait cette bite pour son passé, pour tout le chemin qu’elle avait parcouru, les grandes choses qu’elle avait accomplies et surtout pour cette endurance, émouvante, qui lui permettait, après tant d’années, de se dresser encore, mue par un vieil orgueil !

Pendant ce temps, Séverine demeurait à la maison. Elle n’allait plus se promener, car ses balades devenaient éprouvantes : elle avait peur d’oublier le chemin du retour ou de s’engager, inconsciemment, vers un précipice. Elle avait effectué ses dernières sorties d’un pas rapide, pour s’en souvenir, ensuite, comme de véritables cauchemars. Elle passait le week-end à faire le ménage ou des machines, en regardant la télévision ou le smartphone. Le temps passait anormalement vite : elle n’arrivait jamais à se rappeler ce qu’elle avait fait, deux heures plus tôt. Cette vie qu’elle menait, craintive et solitaire, avait aggravé son cas : les plaques amyloïdes, de plus en plus nombreuses, recouvraient ses cellules nerveuses, qui faiblissaient, une à une, avant de s’éteindre, comme les lampions d’une guirlande ; des trous noirs s’étaient formés. 

Il lui arrivait de payer ses factures plusieurs fois, ou de donner des billets aux mendiants. Elle faisait les courses et partait sans le caddie ; elle passait des coups de téléphone sans savoir pourquoi et s’étonnait ensuite du montant de sa facture ; elle appelait alors SFR en les accusant d’arnaque. Au boulot, elle accueillait les nouvelles intérimaires comme de vieilles connaissances, en leur tapant sur l’épaule, ou s’étonnait de l’arrivée de tel résident, qui était pourtant là depuis des mois. Les copines la regardaient avec effroi, sans pour autant s’avouer ce qu’elles redoutaient. 

Elle prit rendez-vous, le lendemain, chez un neurologue. Une semaine plus tard, elle était convoquée à la clinique. On lui annonça qu’elle avait Alzheimer. « Vous êtes mariée, Madame Mallard… pensez-vous que votre mari sera capable de s’occuper de vous, mh… dans la durée…? » Et Séverine avait longuement hésité, avant de répondre que oui. 

Quand elle est revenue de son rendez-vous ; Christian et Roxanne buvaient une bière sur la terrasse. Roxanne s’est levée pour la prendre dans ses bras. Elle ne les remercierait jamais assez, c’était vraiment une période de merde, Bricomarché l’avait licenciée, elle n’avait plus de quoi payer le loyer. Il a fallu que Christian aide un peu Séverine, qui n’arrivait pas à comprendre : « Roxanne vient vivre un peu à la maison, peuchère on va pas la laisser à la rue, elle a personne. »

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