Tout étudiant qui se respecte se souvient de son objet d’études à la faculté de lettres. Mais que faire quand l’attachement à la figure de l’écrivain nous suit et déborde du cadre strictement intellectuel ? Dans un texte précis et circonstancié, l’écrivain Pierre-Julien Brunet revient sur son attachement passé à la figure controversée de Cioran.
J’ai consacré en 1998 mon mémoire de maîtrise de Lettres modernes à l’écrivain Emil Cioran (1911-1995). Un choix dont je suis peu fier aujourd’hui car cet homme – peu connu du grand public mais idolâtré par un petit cercle – a passé la seconde partie de sa vie (parisienne) à maquiller la réalité de la première (roumaine) pour une raison aussi simple que complexe : son antisémitisme et son fascisme n’ont pas cessé à son installation en France fin 1937 contrairement à ce qu’il a toujours prétendu. Un mensonge démasqué par l’historienne Alexandra Laignel-Lavastine qui, dans son livre Cioran, Éliade, Ionesco. L’oubli du fascisme (2002), révélait également le passage sous silence d’ouvrages de jeunesse publiés dans sa langue natale et son pays d’origine.
Comme toujours, Clément Rosset visait très juste : ma question s’adressait effectivement autant (davantage ?) à moi qu’à lui, et ce pour une raison qui me semble aujourd’hui évidente. Mon attachement à l’œuvre de Cioran était d’une nature singulière qui débordait – et de loin – le cadre strictement intellectuel. J’avais en effet découvert cet auteur à la fin de mon adolescence, période où la personnalité se construit encore à grands traits et où l’on s’identifie souvent à l’objet de son admiration. Sans m’en rendre tout à fait compte, je voyais alors en Cioran une sorte de double idéal avec lequel je souhaitais coïncider en tout point. Son pessimisme radical et ses aphorismes « définitifs » me faisaient l’effet d’un alcool fort, d’une de ces musiques violentes dont la jeunesse a parfois besoin pour se sentir vivant. Aussi, après des années de passion intense dont une année consacrée chaque jour à l’étude de son œuvre, l’irruption soudaine de la vérité a causé en moi une rupture particulièrement douloureuse tant le coup était brutal et l’affection profonde : j’en ai fait une affaire personnelle, éprouvant le sentiment d’avoir été le jouet d’un manipulateur et d’une mystification confinant à une forme d’emprise. Sa lucidité d’écrivain exposée comme un étendard n’était en réalité qu’un paravent permettant au lâche calculateur de mieux faire oublier ce qui l’aurait gêné dans la création de son personnage littéraire mais aussi biographique.
En d’autres termes, l’extrême lucidité affichée par l’auteur n’avait d’égal que l’immense imposture de l’homme qui, dans le même temps, orchestrait minutieusement son image d’ascète apatride étranger au milieu culturel, aux médias et aux petitesses de son époque, pour mieux dédier son existence à l’intemporel, à l’absolu et aux grands auteurs de l’histoire littéraire et philosophique. De mon travail de recherche, je ne garde donc qu’un seul bon souvenir : le fait qu’il m’ait permis d’échanger avec Clément Rosset à qui j’avais envoyé mon mémoire pour connaître son avis puisqu’il avait été l’ami de Cioran, mais aussi professeur de philosophie à l’université et un écrivain atypique. Aussi, après avoir lu le livre qui m’avait décillé, je n’ai pu m’empêcher de lui écrire pour savoir – et surtout essayer de comprendre – ce que lui pensait de cette « affaire ».
Cioran disparut donc totalement de ma vie jusqu’à ce que j’apprenne en 2011 sur Internet qu’un ancien étudiant de Lyon, comme moi, venait de publier un livre dont le titre était Cioran malgré lui : Écrire à l’encontre de soi. Les choses auraient pu en rester là, sauf que mon mémoire universitaire s’intitulait Cioran : Écrire malgré tout, malgré soi, malgré la littérature. Et, comme si cette similitude pour le moins étrange ne suffisait pas, l’auteur en question avait eu pour directeur de thèse l’un de mes anciens professeurs, lequel n’était autre – loi de séries oblige… – que le père d’un de mes plus proches amis. Pour toutes ces raisons, j’avais du mal à croire à une simple coïncidence concernant la proximité de nos titres et c’est pourtant ce que m’a répondu l’auteur de cet ouvrage quand je lui ai écrit pour lui signaler mon étonnement. Non, il n’avait jamais lu mon mémoire, pensait que nos deux textes ne relevaient pas d’une même perspective et précisait qu’il n’aurait pas formulé son titre de la sorte s’il avait eu connaissance du mien. Je lui ai répondu que je le croyais (ce qui était vrai et n’a pas cessé de l’être depuis), ajoutant simplement : « Moi qui ai toujours été fasciné par les coïncidences, me voilà face à un beau cas d’école ! ».
J’étais alors loin d’imaginer que le « fantôme » de Cioran réapparaîtrait dans ma vie quelques années plus tard, et d’une manière pour le moins originale encore une fois. De ces manières qu’il est impossible de prévoir et même d’imaginer tant elles vous sembleraient « téléphonées » et exagérées dans une fiction. L’improbable histoire commence en 1995 au bord de la route nationale 7, entre Roanne et Lyon, une fin de dimanche après-midi. Ce jour-là, je fais de l’autostop pour économiser un peu d’argent et parfaire ma connaissance du genre humain grâce aux lois impénétrables du hasard. Assez vite, une voiture s’arrête et un jeune couple d’étudiants – lui en maths, elle en lettres – m’emmène jusqu’à ma destination finale qui est aussi la leur puisque, comme moi, ils habitent l’ancienne capitale des Gaules. Un trajet agréable et même passionnant qui nous donnera envie de nous revoir à plusieurs reprises jusqu’à ce que leur vie et la mienne ne nous éloignent de Lyon, mais aussi les uns des autres.
Et puis un jour de 2015, soit vingt ans après ce pouce ou ce panneau tendu, la chance a voulu que mon regard se pose sur un livre qui se trouvait au milieu d’autres ouvrages en cours de mise en rayon dans une librairie d’Avignon. Sa couverture a attiré mon œil car j’apprécie la collection dont il fait partie – « Petit éloge de… », chez Gallimard (Folio) – mais c’est l’identité de l’autrice qui, rapidement, a retenu toute mon attention. Non que j’aie déjà lu un de ses précédents ouvrages ou que je l’aie déjà vue à la télévision ou entendue à la radio, mais parce que ce prénom et ce nom ont soudain réveillé en moi un vieux souvenir : celui de l’étudiante connue grâce aux joies de l’autostop. Il pouvait évidemment s’agir d’une homonyme mais quelques pages feuilletées m’ont aussitôt convaincu que c’était bien elle : cela ne faisait aucun doute. Je lui ai donc écrit via son éditeur, souhaitant la saluer et lui raconter nos « retrouvailles » à distance, par l’entremise des livres et des hasards de la vie. Sa réponse me prouvait définitivement et avec joie que je ne m’étais pas trompé.
Cette histoire pleine d’événements entrecroisés ne s’arrête toutefois pas là car sa boucle se referme sur son point de départ : Emil Cioran. Quelques recherches bibliographiques m’ont en effet appris que l’étudiante de jadis et l’autrice d’aujourd’hui était aussi l’une de ses meilleur.e.s spécialistes en France. Elle avait même édité l’un de ses inédits : la première version du premier livre écrit par Cioran en français, celui-là même qu’analyse le « fameux » ouvrage au titre si semblable à celui de mon mémoire de maîtrise. Par conséquent, ces deux experts de mon ancien écrivain de prédilection devaient se connaître et leur participation commune en 2011 à un colloque me l’a bientôt confirmé.
En 2018, j’ai été invité au Salon du Livre de Saint-Etienne et, une fois sur place, j’ai consulté par simple curiosité la liste des auteurs présents. Y figurait le nom de celle qui, dans sa jeunesse, avait demandé à son compagnon de s’arrêter pour me prendre en stop. Son stand se trouvait non loin du mien – je l’ai aperçue et immédiatement reconnue. Elle était occupée et je n’ai pas osé aller lui parler. Écrire sert aussi à cela : compléter le silence sans le briser.
L’inspiration de Pierre-Julien Brunet :
Le Réel et son double un essai de Clément Rosset :
https://zone-critique.com/cultes/le-reel-et-son-double-clement-rosset/
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