Paolo Nazario

Strip-Tease 

Un ballet silencieux dans les sous-sols d’une cathédrale. Des hommes en noir, des hommes en blanc. Un étrange strip-tease où les manteaux tombent et les mitres se redressent. Dans l’ombre, rites et vanités s’entremêlent. La pièce se vide, la messe commence. Laissez-vous hypnotiser par ce texte de Paolo Nazario. 

On ne distingue encore rien. L’île est déserte ou elle le semble. Le jour est loin, et le froid brise mes os. Je suis en retard. Je me presse devant une barrière métallique à l’entrée du récif médiéval.
Sur chaque pont, des policiers stationnent, empêchant toute personne non désirée de traverser. Le ciel, d’un bleu sombre, triste et sans étoile, semble désespérément immobile. Mes jambes me devancent sur l’enjambement métallique, sous les regards inquisiteurs et fatigués des matons. Devant moi, le vide, et au loin, un autre contrôle. Je marche sur l’avenue balayée par le souffle frais de la fin pour rejoindre les frocards.
Encore une fois, la même procédure : on me demande de présenter mon code et de montrer le bracelet de papier déjà bien abîmé. On me laisse passer. Je dois aller habiller et déshabiller des religieux. Parce qu’on l’a brûlée, parce qu’elle s’est consumée, on a rappelé tous les hommes de piété pour rejouer la sacra Commedia

Le froid mord ma peau, stigmate éclair d’un dimanche de l’Immaculée Conception. Ne m’autorise pas à y penser trop longtemps. Mon court martyre s’interrompt lorsqu’elle m’apparaît enfin. M’écrasant sous son poids, éclairée par des lumières artificielles vulgaires, blanchie par un maquillage de façade, son habit de pierre m’ignore. Je me dirige vers sa porte, ornée de statues au goût douteux du XIXᵉ siècle, un kitsch désormais réhabilité. Engourdi par le froid, aveuglé par le reflet des projecteurs, je me détourne de ce monstre envahissant pour commencer ma mission. 


On me guide vers un escalier menant à un sous-sol.  Là se déroulera le striptease cérémoniel. 

Un sas d’accueil déserté, sale s’oppose d’abord à moi. Puis des lourdes portes, et une première pièce. Fresques peintes en bleu électrique. On y évoque une exposition désormais obsolète, qui promettait de ramener des visiteurs ébahis au temps de Louis VII et de l’Évêque Maurice de Sully.

Dans un recoin, désœuvrées, quelques personnes m’attendent. Sur un banc bleu dégarni, un prêtre récite silencieusement ses prières, indifférent, laissant ses lèvres subtiles remuer inlassablement.

Enfin, je pénètre dans le vaisseau central. Ce qui fut autrefois un parking a été réaménagé sommairement. Vaste, froid et faux. D’un côté, plusieurs portants vides, attendant leurs vêtements. De l’autre, encore des portants, mais remplis de fantômes blancs, pendus, maculés de traces colorées qui souillent leur blanc de pureté. Les teintes primaires évoquent l’héraldique médiévale ou ces sculptures peintes dont subsistent parfois des vestiges dans les musées de province. Le résultat est étrange, à la lisière du carnavalesque. Les prêtres devront enfiler ces capes pour célébrer la renaissance achevée.

N’ayant rien à faire, je marche dans cet espace réaménagé en gigantesque vestiaire dévot. Je marche encore et atteins le mur du fond. Sur une table, offerts aux regards profanes, des centaines de mitres, de couleurs diverses. Comme sur un étal de marché, elles s’offrent au plus offrant, à celui qui voudra bien s’en saisir.

On fait alors entrer le prêtre qui attendait et qu’on avait fini par oublier. On le dirige vers les portants libres, on lui donne un cintre, on le déshabille, suspend ses vêtements.  Il enfile son aube. De noir il est passé au blanc. Le tissu est fin, et laisse dépasser ses chaussures non cirées. On l’emmène de l’autre côté de la vaste pièce. Là, on prend ses mesures. Là, on le recouvre d’un de ces vêtements suspendus, qui attendent de reprendre vie. Las, il ne semble pas convaincu par son nouvel accoutrement. Après lui avoir donné une étole, on lui demande de s’asseoir. Plutôt que de reprendre ses prières, il décide de regarder son téléphone. Il se plonge, absorbé par son écran. Une litanie virtuelle sur une chaise en plastique.

Dix minutes. Rien ne se passe. Un bruit, des pas, et tout recommence. Un autre prêtre. On reprend le rituel. Cintre, déshabillage, aube, croix, et fantômes blancs aux taches colorées. On le fait encore attendre. Un cardinal arrive. Un évêque à sa suite. Aubes plus belles et plus claires. Des châtelains, des diacres, et des laïcs ne cessent d’affluer. L’ancien parking se remplit. Les portants vides se couvrent de noir, et les gibets se vident de leurs carcasses blanches. Chacun enlève son manteau, puis sa veste, parfois son pull, et enfin un bout de peau, presque toujours laiteux, se dévoile.

L’évêque d’Avignon, bourru, rit avec un prêtre des Yvelines. Les jeunes en soutanes ignorent ceux qui portent seulement le col romain. Mépris ecclésiastique et différences canoniques.

Bourdonnement catholique, les religieux sont désormais une centaine. Parmi eux, on distingue les orientaux ; ceux-ci n’ont pas voulu endosser les habits des autres. Ils se déshabillent quand même. Enfilent leurs manches. Les lient avec des ficelles blanches. Revêtent des manteaux somptueusement brodés. Leur mitre est décorée d’anges byzantins dorés. On les admire. Certains demandent à être pris en photo avec eux. Un de ceux-là est venu accompagné. Ils parlent une langue indéchiffrable.  Un jeune sacristain au manteau en fourrure porte une mallette. Ils se mettent à part. Mallette ouverte, broderies encore plus extraordinaires. Au doré s’ajoute un bleu étincelant. Ils restent dans leur coin, ignorant soigneusement les autres. Quelques-uns les regardent, impressionnés.

Le lieu dégouline de religiosité. Partout des hommes d’Église qui rient, se parlent, se toisent, se reconnaissent. Les langues se croisent, on entend un évêque américain rire sans gêne, se moquant depuis sa carrure imposante des petits Européens. Tour de Babel souterraine, universalité feinte, manque seulement le latin. L’Américain parle le plus fort, et réclame du brandy, un bloody mary. Son assistant roux irlandais semble plus préoccupé par son téléphone. On s’esclaffe doucement, en pensant qu’on aura le droit qu’au vin de messe. L’air est empli de volonté de sainteté ; ça sent la soutane, et l’humidité gothique. Le ballet des hommes désormais tous vêtus en blanc s’intensifie, les étoles volent, les mitres penchent dangereusement, manquant de tomber à chaque geste brusque. Les robes se soulèvent, les aubes se dévoilent, les manteaux noirs de plus en plus nombreux pendus.

Les cloches sonnent. 

Les prêtres se dirigent lentement vers une porte de secours. On demande des parapluies. Ça crache dehors. Les cardinaux et évêques partent en premier. On attend encore quelques retardataires. La pièce se vide de sa vertu.

Les prêtres, diacres, et autres s’en vont. Il n’y a plus d’habits blancs, ne restent que les manteaux noirs. Le silence s’écrase désormais sous le son des cloches nouvelles.


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