Begaudeau

On ne fait pas d’omelette

J’écris chez moi et c’est deux fois vrai puisque j’occupe et possède ce trois-pièces acquis en 2011 avec les droits d’auteurs de Droit au but. J’écris voisine et non voisin jusqu’à plus ample informé. J’écris voisine à défaut de connaître son prénom Amandine et son nom Henri ultérieurement déclinés à notre procès. Je ne sais d’elle que son carré brun, ses Converse blanches étoilées, son parfum orangé dans l’ascenseur, ses disputes sonores avec celui que leur facture caractéristique de la haine adossée à l’amour me laisse deviner être son compagnon, son petit ami, son fiancé, son amoureux ou autre vocable plus adéquat.

C’est précisément des disputes qu’elle me parle à peine assise sur le fauteuil d’où j’ai prestement éjecté Le Parisien, où Raphael Varane annonce en Une sa candidature à la présidentielle. Des disputes avec son mec elle dit : « mon mec » , et qu’elle ne les supporte plus. Et qu’elle ne le supporte plus lui. Et qu’il l’a frappée au moins trois fois. Et qu’ici frapper s’impose tant effraie le bleu à l’avant-bras qu’elle découvre en relevant sa manche de gilet. Et qu’elle cherche à s’en débarrasser. Et qu’elle ne parviendra pas à s’en débarrasser d’un claquement de doigt ou d’un sms terminal. Qu’au contraire un sms de rupture attisera sa brutale possessivité. Que pour briser ce cercle infernal elle ne voit que le meurtre.

Je pouffe.

Elle ne pouffe pas. Elle n’a pas touché au Nescafé que je lui ai servi. Elle n’a pas relevé le drapeau sang et or lensois sur le mug. Le mug pourrait être un bac à fleurs qu’elle n’y boirait pas moins, n’y boirait pas plus car elle n’y a pas touché. Ni eu le moindre regard pour mon iguane, quand tous mes visiteurs s’exclament et questionnent. Amandine est entièrement à ce qu’elle expose. Elle ne s’est pas introduite ici pour discuter mais pour exposer. Son plan. 

Le plan s’appuie sur une double-certitude. Double-certitude est le double terme qu’elle emploie. Certitude 1 : si elle tue son mec, si elle tue celui qu’elle appelle Baptiste, si elle tue son partenaire a minima sexuel depuis 4 ans à raison d’un nombre indéterminé de rapports hebdomadaires, si elle tue ce professeur d’italien vacataire, si elle tue ce jeune enseignant pathologiquement jaloux et néanmoins admirable de courir entre trois collèges du Val d’Oise, elle sera d’emblée accusée du crime et au fond à bon droit. Or elle n’a pas une folle envie de passer dix ans en prison. Trop de rats. Trop peu d’hygiène.

Certitude 2 : elle ne se voit pas perpétrer un meurtre, celui-ci ni quelque autre, la victime en fût-elle Raymond Domenech. Certitude de type intime. De type for intérieur. De type ressenti personnel. Elle déteste inconditionnellement le meurtre. Même justifié comme celui qu’elle fomente, un meurtre est un crime contre l’humanité. 

De la double certitude elle infère sa proposition, formulée à 15h58 heure Macintosh, que je commette ledit meurtre. 

La plupart des meurtres non-élucidés sont commis par des individus sans lien avec la victime. Si les tueurs à gages ne sont jamais pris, c’est parce qu’ils font ça proprement, en professionnels, mais surtout parce que par définition l’enquête de proximité ne saurait remonter à eux, lointains. Je serai son tueur à gages. Elle me livrera des gages. Elle croit savoir que mes finances sont au plus bas suite à une accumulation d’échecs éditoriaux. Inversement, l’héritage à cinq chiffres d’une grand-mère vient de lui tomber dessus, comme il arrive dans les romans et aussi parfois dans la vie, la preuve. En somme elle a des atouts que je n’ai pas, et vice-versa. C’est un échange de bons procédés. Un gentlemen agreement

Un gentleman-woman agreement, rectifie-t-elle puis demande du sucre. Je n’ai que du sucre roux en poudre. Isabelle m’a certifié qu’il est moins toxique que le blanc. J’ai davantage confiance en Isabelle sur le sucre que sur les itinéraires de randonnée depuis notre promenade fiasco en forêt de Montmorency. Amandine se verse une demi-cuillerée. Est-ce qu’une cuillerée correspond à un demi-sucre ? Elle détaille maintenant le plan que juge et partie elle qualifie de simple. Un soir murement choisi elle composera à l’attention de Baptiste le sms de rupture qu’elle rechigne à écrire depuis trois mois. L’objectif est de le rendre fou et qu’il débarque dans l’heure. Elle tachera alors de l’humilier, le traitant d’impuissant, pour échauffer sa rage et qu’il la frappe. Elle escompte que le prévisible barouf alertera l’immeuble et moi en priorité, moi le voisin, moi l’homme tant grisonnant que chauve tout désigné pour faire irruption dans son quatre-pièces avec balcon où on escompte que je trouve Baptiste étranglant la femme qu’il aime, ce qui ne me laissera plus le choix que de l’abattre d’une balle dans la tempe à bout touchant.

Le sang risque de gicler sur Amandine mais c’est un dommage collatéral à assumer. On ne fait pas d’omelette, etc. Et puis son visage badigeonné de sang sera du meilleur effet à l’arrivée de la maréchaussée. Elle racontera qu’il s’est approché tout près, presque nez à nez, pour s’exploser la cervelle. Avec un peu de chance, elle aura aussi des bouts de cervelle dans les cheveux.

Elle sort de son sac une petite arme de poing que je suis bien en peine de nommer. Disons un revolver. Écrivons un revolver. Elle le déposera dans la main du mort en refermant ses doigts sur la crosse. La police, accourue sur appel de sept résidents, partira sur l’hypothèse d’un suicide dont elle ne démordra plus, rétive à se déjuger sur ses conclusions. Mon témoignage entérinera cette version. Alerté par les bruits, j’ai surgi dans son salon coussiné de rose et l’amant pointait un revolver sur sa tempe, la voisine ici présente criait non non ne fais pas ça mais rien à faire il l’a fait.

C’est assez simple en effet.

Si les enquêteurs ont des doutes, continue-t-elle méthodique, elle sera en mesure de leur livrer les dizaines de messages toxiques reçus du mort de son vivant. Je serai pour ma part en mesure de témoigner des fréquentes trop fréquentes prises de bec entre eux. J’ajouterai le détail des insultes qui régulièrement filtraient de notre mur mitoyen. Je me rappellerai subitement son coquard à la sortie du local vélos le printemps dernier. 

Elle a pensé à tout et pour l’heure je ne vois pas de faille, si ce n’est peut-être que mon statut de voisin m’inclut dans le cercle des proches où l’enquête pourrait s’aventurer. Proche spatialement et possiblement proche tout court. Rien n’empêcherait la PJ de m’identifier comme un amant rival, devenu tel par l’effet de cette même proximité qui me vaut l’honneur de ce contrat. Elle hausse les épaules. Personne n’envisagerait une telle relation. En tout cas elle ne l’a jamais envisagée. Trop vieux. Trop peu d’hygiène. Elle passe un doigt consterné sur la poussière de la table basse, finit son café d’une traite, est vite sur le seuil. Elle me laisse réfléchir à tout ça à tête reposée et repassera en fin de semaine pour faire un point. A nouveau elle toquera doucement puis comme aujourd’hui s’exprimera à voix basse pour ne pas attirer l’attention du palier.

Je promets d’y réfléchir. 

De fait j’y réfléchis. J’y réfléchis le lundi soir, j’y réfléchis le mardi, j’y réfléchis le mercredi matin, si bien que nous voici jeudi et à ce stade franchement je ne suis pas si sûr d’accepter.


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