Charles Flamand

Ruben au pays de Monsanto

Je rêvais d’atteindre la Patagonie. 30 0000 km m’attendaient.

À l’aéroport Charles de Gaulle, j’ai lu sur une affiche « Paris vous aime ». J’ai quitté Paris. Après avoir survolé l’étendue sans fin où nul homme ne vit, est apparue à mon hublot une cité aux allures de microprocesseur. C’était Los Angeles. 

J’imaginais partir sur les routes dans la carlingue rouillée d’un vieux van, mais c’est l’image plus rassurante d’un Nissan Pathfinder qui l’emporta. Payée cash le lendemain de mon arrivée, planche de surf sanglée sur le toit, le périple pouvait commencer. La liberté que j’expérimentais alors, une fois passé la frontière, se manifesta en moi sous la forme d’un vertige. Des semaines et des semaines. Mexico. Guatemala, Salvador, Honduras… Au bout d’un moment, je ne savais plus vraiment où j’allais. J’envisageais le retour en France, comme un échec. 

C’est là que j’ai rencontré Ruben, propriétaire d’un terrain, au nord-est du Nicaragua, la finca. Le jeune homme m’a raconté son rêve : réussir à développer une agriculture sans pesticides comme à l’époque de son grand-père. Je n’avais rien d’autre à faire, je me suis immédiatement porté volontaire, comme d’autres avant moi, pour lui prêter main forte.

J’ai donc vécu cette vie de fermier des pays chauds qui exige de se lever avant le jour pour travailler à la faveur des températures de l’aube. Courbant le dos, j’ai désherbé sa plantation de café à la machette. Nous avons nettoyé le lopin où Ruben envisage de bâtir sa maison. Et nous avons planté des milliers de salades dans une serre bâtie à la force de nos reins. 

Ruben est de cette mauvaise herbe, semée sur tous les continents, qui réussit à pousser dans les interstices laissés vacants par la logique dominante de l’agriculture intensive. Au Nicaragua, où Monsanto est roi, c’est une lutte périlleuse. Un quotidien qui impose de nombreux sacrifices et un esprit de combat.

Ruben Altamirano vient de Jinotega. Pour comprendre une ville, il faut s’intéresser à son histoire. Les colons Espagnols furent informés de la présence de camps indigènes dans cette localité au début du XVIe siècle, mais ils ne parviendront à s’y rendre qu’un siècle plus tard.  La vallée de Jinotega se trouve enclavée entre deux chaînes de montagnes portant une jungle vierge, qu’aucune route ne reliait au reste du territoire. Jinotega est donc longtemps restée un repaire de pirates qui lançaient de là leurs raids sur les cités coloniales du nord, notamment la riche cité de Leon, dont le commerce d’or et d’argent fleurissait. Finalement, en 1703, un missionnaire fit placer une grande croix sur les hauteurs de l’irréductible Jinotega, et propagea, dans les esprits indigènes, l’idée que seul ce symbole pourrait les sauver de l’effondrement de la montagne. 

C’est à la fin du XIXe siècle, sous l’impulsion du président Zelaya et des États-Unis que Jinotega devint l’un des principaux centres agricoles du Nicaragua. Mais ce programme de développement répondait surtout aux espérances économiques des gouvernements, et non aux besoins des populations locales. 

  • En gros, me dit Ruben, quand tu es fermier au Nicaragua, soit tu adhères à Monsanto pour entrer dans leurs critères de “bons produits” et tu empoisonnes ta terre pour réussir à exporter aux États-Unis, soit tu crèves tout seul. 

Cette logique est endémique à toute l’Amérique Centrale, où, le long de la Panaméricaine, il est malheureusement plus fréquent de mettre la main sur des produits made in USA que sur des fruits et légumes issus d’une production locale. 

Monsanto n’appauvrit pas seulement le fermier. Il appauvrit son sol. La rentabilité de la terre diminue à chaque saison, pour la simple raison que l’apport de produits dopants ne lui permet plus de générer suffisamment de matière organique. Afin de pallier cette perte de productivité, le fermier doit augmenter les doses Monsanto. Finalement, le fermier, croulant sous les dettes, est contraint de revendre la propriété familiale. 

Tragique. Ce qui l’est plus encore, c’est d’apprendre que la plupart des hommes politiques au pouvoir, ou en course pour l’être, tiennent chaleureusement la main de Monsanto. Ruben ne le dit pas, mais cela ressemble à de l’empoisonnement en bande organisée.

En 2007, à la fin du lycée, le jeune homme prend le bus reliant Jinotega à Managua, la capitale, pour entamer un cursus de droit à l’université. Ce choix n’est pas le sien, c’est celui de son père, avocat, qui espérait que son fils suivrait son chemin. 

  • Ce jour-là, j’étais seul à attendre, face au bâtiment de l’université de Managua. Là, un employé de bureau est sorti d’un coup pour s’asseoir sur un banc de béton. Il a extrait de son sac des tubes de gouttes pour les yeux, et les a tous vidé en gémissant de satisfaction. Ce bruit est devenu pour moi le résumé d’une vie que je n’acceptais plus. Ce jour-là, j’ai fait le choix de retourner vivre à la finca de mon grand-père ; et je paye chaque jour le prix de cette décision. 

Ruben a peut-être avorté sa carrière d’avocat, mais il plaide chaque jour, machette à la main, la cause d’une agriculture biologique, respectueuse de la nature et de ses cycles. 

  • 99 % du temps, je suis seul dans ce choix et je n’ai personne pour me soutenir. C’est ça le plus dur. 

Pourtant, à la finca, quand une fleur éclot, une graine germe, des micro-organismes se décomposent, et qu’il les observe agir sur son sol, il y a dans son regard plus de vie que partout ailleurs. 

Tu es peut-être une mauvaise herbe au pays de Monsanto, Ruben, mais ton rêve de fermier est plus fort que tous les poisons de leur volonté. 

Ruben
 

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