Elle imagine du sérieux. Lui, il lui préfère une autre, plus lisse et plus belle. Dans l’ombre des sentiments contrariés, Sabine Audelin nous offre un texte qui sous ses allures de conte cruel permet de venger les autres filles délaissées.
— Je veux tout d’elle, tu m’as dit.
Au bar, la machine à café a sifflé fort, et j’ai eu moi-même quelques suées. J’ai trituré le creux entre mon pouce et mon index pour me donner une contenance, un répit. Maintenant, il fallait que je réplique un truc au moins à la hauteur.
— Oui, moi aussi, je crois que je veux tout de Maria.
Tu as ri :
— Dis pas de conneries.
On a vite bifurqué vers autre chose, probablement la météo. La neige dehors ne laisse personne indifférent. Je ne suis pas équipée, j’ai failli me casser la gueule et finalement j’aurais peut-être dû. J’avais pas envie de voir Maria dans sa bouche à lui. Il en parle mal. Si je pouvais m’éclater le crâne sur le bitume, là, je le ferais.
Félix dit toujours que Maria c’est moi en mieux. Je vous vois venir à me dire que c’est un sale con. Sa vie est circonscrite dans un espace géographique étroit, la triade Sèvres Babylones-Odéon-Jardin du Luxembourg. Ça ne l’aide pas le pauvre garçon.
Félix m’a appris à tenir un verre de vin et à donner l’illusion d’être bien élevée. C’est un homme avec des valeurs mais très peu de principes. On a fini par coucher ensemble. Il a été très attentif pendant la baise, à demander mille fois si c’était ok. De la mouille au coin des lèvres, il avait l’air bien pathétique. Félix a peur des accusations de viol. C’est vrai que ça foutrait un coup d’arrêt — au moins temporaire — à sa carrière politique en plein essor. Pour une fois qu’un Soc-dem a le vent en poupe.
Mais c’est vrai qu’avec Félix, je n’ai pas pu m’empêcher d’imaginer une histoire d’amour. Après le sexe, Félix a essuyé le sperme au coin de mes lèvres. Rare, un homme qui ne laisse pas de trace. Rare et précieux.
Avec lui, j’aurais pu m’élever un peu socialement, faire un beau mariage comme au XIXe siècle. Je m’imaginais déjà en Bovary, percluse d’ennui et dilapidant les thunes de Charles pour aller zouker avec d’autres petits cons sans le sou.
Sauf que ma rêverie a pris fin avec Maria.
Maria sort de Tinder. Quand Félix m’a montré son profil, j’ai su que j’étais dans la merde. Une meuf aux longs cheveux bruns, photos à l’argentique — « My name is Maria but you can call me tonight » — cliché d’elle en terrasse en train de lire Fight Club. Un aimant à mecs avec un complexe de supériorité. Félix en public cible.
Maria, c’est la promesse d’expo dans de petites galeries d’art, de latte au matcha hors de prix et de produits innovants pour hydrater la peau. C’est effectivement moi en mieux. Ou pire, c’est selon.
On a fini par se rencontrer lors de l’anniversaire d’un ami de Félix auquel nous étions toutes les deux conviées. Bras dessus bras dessous, Félix a exhibé sa femme à tous les jeunes en chemise-chino de l’assemblée. Félix sait que Maria est trop cool pour lui et qu’elle va lui échapper.
J’avais déjà trop bu quand ils sont arrivés.
J’ai chopé Maria au détour d’un couloir. Elle ouvre de grands yeux faussement surpris, en attente évidente de notre premier contact. Elle me tend une bière. Nos doigts s’effleurent. Elle a du vernis écaillé noir, des grosses bagues en toc. De près, son fond de teint est mal étalé. Cheveux savamment coiffé-décoiffé. J’aime Maria instantanément.
J’ai grandi monstre entouré de mini Marias. Je les connais bien ces petites filles qui font de la danse classique, qui ont les dents droites et qui partent en vacances à la mer, la côte Basque si « chic et sauvage à la fois ». J’ai eu le temps de bien les observer.
Félix, qui nous regarde du coin de l’œil, enchaîne les verres à une grande vitesse. Il est nerveux car il sait ce qui se trame sous ses yeux.
Maria me sourit. Je sais faire avec ces femmes-là. Je la prends par la main, la guide jusqu’à la chambre.
J’ai dépecé Maria. Oui, j’ai glissé ma carcasse dans un grand lit avec elle, posé mes mains d’enfant sale sur son buste et ses hanches. J’ai imaginé ouvrir son ventre et m’enfouir dedans, comprendre de quoi est faite l’essence d’une Maria. Je sais l’odeur des produits onéreux qu’elle fout dans ses cheveux, le prix des crèmes dont elle se tartine le visage.
J’ai observé chaque soubresaut de son corps endormi.
J’ai gratté le vernis jusqu’à en polir ses mains.
J’ai prélevé les pellicules sur son oreiller.
J’ai mangé les peaux mortes autour de ses ongles.
Moi, je peux vraiment dire que je veux tout d’elle.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.