À l’occasion du centenaire de la publication de Pastiches et Mélanges paru en juin 1919, un contributeur amusé a souhaité nous transmettre son amour de Marcel Proust à travers ce texte, s’inspirant librement du style de l’auteur de La Recherche du temps perdu.
Le soir venait de tomber, et la lumière basse se réverbérait sur les visages dont l’obscurité commençait d’atténuer les contours, comme si une invisible main eût décidé de jeter sur ces physionomies la voilette translucide que les dames arborent en de semblables circonstances afin de masquer les stigmates qu’imposent à leurs traits l’épreuve d’un deuil douloureux.
Alors que Bonne-Maman n’était plus, je songeais, face à ces ombres familières, que je n’aurais désormais plus aucune présence vers laquelle me tourner lors de ces instants où la fébrilité m’envahissait, instants qui succèdent à l’infantile méfait et précèdent le châtiment que mon père ne manquait pas de m’infliger lorsque, lisant aisément sur mes traits incapables de dissimuler la honte ni la fierté, il y découvrait l’aveu justifiant à ses yeux l’exercice d’une inflexible autorité que son manque de sentiments paternels l’inclinait à appliquer avec une intransigeance qui désespérait l’infinie tendresse qu’au contraire ma chère grand-mère me prodiguait. Par la seule force de quelques mots familiers, la douce voix de Maman me fit retomber au milieu des convives : « Les enfants, voulez-vous bien quitter la table ? ».
Tandis qu’à contrecœur, je regagnais la chambre à coucher où mes cousins me précédaient, je perçus au détour de l’une de ces conversations que les grandes personnes aiment à laisser courir lorsque sont sortis les enfants et auxquelles elles estiment qu’il serait inconvenant qu’assistassent de si jeunes esprits, dont le privilège est justement de n’avoir pas à pénétrer ce monde obscur d’interminables tracasseries qui relie la singulière douleur provoquée par la perte d’un être cher aux froides impersonnalités du droit testamentaire, je perçus donc au travers d’un brouillard de mots lointains et indéchiffrables, cette claire succession de syllabes aux sonorités mystérieuses : « codicille ».
Je ne pensais déjà guère plus à grand maman, et la valse pachydermique, alourdie et navrée de ces fossiles millénaires embrumait mon esprit ; je m’endormais de bonheur.
Ce n’était pas la première fois que faisaient irruption dans l’univers rassurant de mon imaginaire enfantin, ces vocables impénétrables et étranges que d’ordinaire je dédaignais, mais à cet instant le mot s’imprima dans mon esprit, ce mot dont la signification ne devait s’affiner que bien des années plus tard quand, dans la somnolence qui me saisissait immanquablement lors des cours de Monsieur Calmette, professeur de droit des successions à la faculté de Nancy où je poursuivais mollement mes études, ce même mot, « codicille », réapparut, accompagné alors de l’aveuglante limpidité de sa définition exacte, énoncée avec la sécheresse adéquate à ces notions juridiques, et repoussant dans l’obscurité le cortège d’images fantasques et fécondes suscité jadis par ces sonorités. Mais, à cet instant, en montant l’escalier j’imaginais les entrelacs minéraux gravés sur les immémoriales coquilles qui peuplent les abysses et qui, en de rares occasions, bercées par le ressac, s’échouent sur les rivages de lointaines cités lacustres où j’eus le loisir de promener mon ennui durant des séjours dont la répétition forcée d’années en années en avait rendu agréable la monotonie même.
Recroquevillé dans mon lit, je songeais encore à ces gigantesques céphalopodes, emmurés vivants dans leurs maisons de pierre, vestiges d’une époque que notre humanité n’est capable d’appréhender qu’à partir de ces signes disparates, dérisoires et fragmentaires, qui pourtant éveillent en nous une incrédulité mêlée de frayeur face à la fuite inexorable du temps. Ces sépulcres marins dérivant comme les âmes dolentes des anciens Grecs sous la surface opalescente du Styx, mais jouissant à la différence de ces lémures, de l’espérance d’une résurrection éphémère lorsque, redécouverts par la curiosité du vacancier, ils se trouvent installés sur le coin de cheminée d’une villégiature quelconque, avant que d’être remisés en un grenier où s’entassent à leurs côtés maintes dépouilles d’objets délaissés, indices d’un temps révolu. Je ne pensais déjà guère plus à grand maman, et la valse pachydermique, alourdie et navrée de ces fossiles millénaires embrumait mon esprit ; je m’endormais de bonheur.
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