Le Studio

Le Nord de la France. Le studio. Un fils et sa mère qui commentent les souvenirs passés et regardent le « cirque » politique défiler sur le petit écran de télévision. Un texte sensible signé Rémi Letourneur qui dit tout des divisions de classe, des fins de mois difficiles, et de la tendresse d’être un fils.

Les cartons sont restés entassés dans l’entrée. L’appart’ est petit : c’est un studio. Le canapé lit a pris quelques rides, et la télé, en sourdine, lui crache ses images à la gueule. C’est toujours comme ça le premier soir. Ma mère a toujours beaucoup de choses à me dire. Contre le mur, la vieille armoire en bois s’est bien remplie. Ma daronne a blindé les étagères de photos de moi, qu’elle a retrouvées je sais pas où, certaines remontent même au collège. Je retourne la tête sur les cartons, le scotch brun s’écaille, il tire une sale tronche. Je demande : « Pourquoi tu les ouvres pas ? » Et sept ans qu’elle me répond : « Je compte pas rester là Luis… Je vais bientôt me barrer. »

Il y a qu’une seule fenêtre dans l’appart’. Chaque fois que je débarque, j’aère. La poussière, l’odeur du tabac froid surtout, je supporte pas. On se pose sur le canap’ maintenant, et direct elle dégaine une blonde. Je vais pour m’en rouler une aussi. Ici, on n’a rien d’autre à faire, c’est clope sur clope. Je me dis souvent c’est pas si mal, que c’est le dernier truc qu’on partage, elle et moi. Elle prend des grandes bouffées, ma mère, très bruyantes, je sais qu’elle veut que je la regarde. Alors je tourne la tête vers elle, et j’ai l’impression que tout son visage fait un effort pour me sourire. Deux dents lui manquent depuis la dernière fois.

Ce soir, y a une émission politique qui passe, Zemmour est invité. Quand elle le voit ma mère, elle gueule « Oh putain !… Pas lui… Il est vraiment malade ce mec ». Ensuite, elle me fixe, elle sait que j’ai pas mal été branché politique, ça fait des années qu’elle cherche à relancer ce dialogue perdu. Je réponds « De ouf… C’est un gros faf… Tu votes aux prochaines élections ? » « Je sais pas, elle fait… De toute façon c’est toujours la même chose… En fait non… Ça s’est durci avec Macron… Déjà deux fois qu’ils me coupent le RSA tu te rends compte ?! J’avais juste zappé le rendez-vous ! » Et elle écrase son mégot dans le cendar posé au sol.

Un chien aboie dans la rue, alors j’en profite pour retourner à la fenêtre. Sur la place, un gars genre punk est cambré en arrière. Il a sorti sa bite, et je devine le jet de pisse à l’écho métallique qui fuse du lampadaire. Derrière lui, le clebs, style berger allemand, court dans tous les sens. Ils ont l’air bien tous les deux, un peu seuls peut-être. De toute façon, elle est toujours vide, cette place. C’est le cœur du village. Le dimanche, y a marché. Les autres jours, c’est juste un parking gratos. Toujours les mêmes caisses ici, des anciennes, pas mal de vieilles Renault comme on voit dans La Boum. Ma mère va sans doute gratter pour qu’on se le remate d’ailleurs. 

Je referme et m’affale sur le canap’. Ma roulée s’est éteinte. Sur l’écran de la télé, c’est questions aux candidats. Salamé s’excite sur Zemmour, qui vient de cocher « contre » pour la réhabilitation de la peine de mort. Du coup, je dis à ma mère « T’as vu ce mytho ? » Mais elle me regarde encore avec son sourire triste. Le sourire qui veut dire pardon, j’ai rien à dire, pas la réf’, je suis nulle. Puis elle prend une grande inspiration : « Luis, elle fait, j’en peux plus d’être là… Je veux surtout pas te déranger hein… Mais je pourrais pas revenir chez toi ? Juste le temps de trouver un appart’ pas loin de toi. »

 Je sais pas quoi lui répondre. Je dis rien, alors elle sort une clope.

Je suis vers le fond de l’appart’, là où y a le coin cuisine. Comme j’ai une petite dalle, j’ouvre le frigo. Juste une bouteille de Coca, du beurre et deux flans. « Luis, elle fait, j’suis désolée… J’ai pas eu le temps de faire les courses ! » Je réponds « C’est rien… C’était au cas où ». Je sais bien qu’elle est dans la merde. Qu’elle bouffe chez ses vieux tous les soirs. Je suis rarement là, mais je le connais ce manège. Elle me raconte tout quand on s’appelle. Les mêmes journées passées là, à voir personne. À fumer des clopes. À monter chez les grands-parents, manger avec eux. Redescendre. Laisser la télé en fond. Ou la regarder plusieurs heures. Mettre un peu de musique. Du Balavoine sans doute. Lire aussi. Seule.

Je referme le frigo. Puis je demande « C’est quoi les plans ? » Mais les larmes lui montent direct. Elle dit « Déjà avant de chercher du travail… faut que je sois totalement guérie… Tu vois je continue à baisser les médicaments… Avec le psy… Mais écoute… j’ai pas envie de parler de ça ce soir… J’ai juste envie de profiter un peu de toi. » Alors je ferme ma gueule, et je retourne me poser à côté d’elle. Dans la pièce, y a un gros nuage qui flotte maintenant.

C’est dans ces moments-là, à Bauvin, chez ma mère, dans cet appart’ où la solitude suinte le long de murs jaunis par la clope, c’est dans ces moments-là que je pèse fort, avec ma poitrine, la vacuité des mots, la légèreté des théories, l’indécence des projets. Tout est foutu. On se débat dans un piège, et même les lâches comme moi, ceux qui se sont évadés, même ceux-là, se traînent dans la tête le piège dont on sortira pas. Et puis, il y a ceux qui ont des projets. Je les envie un peu, ces gens qui sont capables de ça, qui matent à l’horizon, qui tissent un fil vers l’avenir. Les petits bourges, les privilégiés. Chez nous, l’avenir, ça existe pas. Tout se répète tout le temps. C’est pas qu’on a pas envie. C’est juste les murs, qui sont trop étroits. 29m2.

On reste un moment comme ça. Finalement, je récupère mon manteau, et m’approche de ma mère pour lui dire au revoir. Elle sait que j’ai du mal à rester longtemps. Quand je reviendrai, les cartons seront restés là, dans le même coin, entassés. Elle m’enlace. Le genre d’étreinte qui me met mal à l’aise. Puis, avant que je parte, elle me balance « Dis Luis… Je sais que t’es fatigué… Mais tu veux pas que je te fasse écouter une musique… Ça prend cinq minutes… C’est une chanson de Balavoine… Ça s’appelle “Mon fils, ma bataille”. »

Alors je me repose à côté d’elle. Et je me roule une clope.


L’inspiration de Rémi Letourneur :

https://zone-critique.com/cultes/raymond-carver


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