André Gide : Si le soin ne meurt

Nous poursuivons notre série dominicale consacrée aux parodies et réécritures d’écrivains en publiant cette semaine les premières pages d’un roman inédit d’André Gide retrouvées dans la bibliothèque de l’auteur des Nourritures terrestres, à son domicile du 1 bis rue Vaneau.

« C’est le moment de croire que je soigne encore des gens », se dit Bernard Profitensoin. Il entendit des pas dans le couloir, releva la tête, songea que le loquet se décochait. Mais non : son cousin avait prétexté un repas en ligne ; ses parents une e-sieste dans deux pièces séparées de la maison ; sa femme une conférence internationale depuis leur jardin.

Bernard Profitensoin était resté toute la journée dans son cabinet pour potasser sa quinine ; il en avait trente-cinq cartons inutilisés. Et seulement deux jours pour les écouler. Le ministère respectait les délais ; les gens pas. Bien que Bernard eût porté sa blouse sur la place du village afin de montrer toutes ses qualités médicales, il n’attirait personne. Par la porte devant lui, n’entrait que le facteur. Il apportait des cachets supplémentaires. Bernard étouffait dans son cabinet clos. Une goutte de sueur coula le long de son bras, et s’en alla tomber sur un carnet de commandes qu’il tenait depuis le début de la prescription : « Mais mieux vaut suer que d’avoir la fièvre, pensa-t-il. »

Oui, la date était péremptoire. Le carnet de commandes contenait toutes les prescriptions à venir, avec la consigne à respecter. Elle lui était adressée directement, cette consigne datant du moment où les gens espéraient encore quelque chose de la quinine. Elle était signée du ministère.

« Si la possibilité de prendre N est confirmée à la date X, et que le médicament V est en attente de confirmation, le médicament V peut être prescrit dans l’attente des résultats de N. Il peut être prescrit avec prudence, dans un cadre adapté au degré de suspicion. Mais si N était confirmé, puis annulé, il faudrait prescrire V en plus, en sachant que V n’est pas sûr non plus. Toutefois, il serait tout de même plus sûr que N à 12 % de probabilité bénéfice risque ». Que voulait dire ces hypothèses ? Fallait-il interroger le ministère de la santé ? Faisons crédit au bon sens.

Libre à moi d’imaginer ! Oui, je suis un cartésien, je n’ai pas de doutes, je suis sûr de mon doute ! Ne pas être certain que les médicaments sont saints guérit de la nécessité d’affirmer qu’ils le sont ! Toute recherche est en cours. Ne retenons de ceci que le risque de dire vrai est strictement égal au risque de dire faux. Et n’approfondissons pas.

Bernard ferma son livre de commandes. Il était du même format que les encyclopédies médicales posées sur sa bibliothèque. Son cuir noir se confondait avec la gravité des autres ouvrages. Pour la notice, il la rangea dans la poche de sa blouse, et la déposa dans l’armoire. Il plaça les cachets dans un tiroir, et fit glisser le tiroir dans la commode. La commode avait perdu son étiquette Quinine. Il la retrouva sur le sol, la replaça sur le haut de la commode Ikea en faux bois plastifié.

La pendule indiquait dix-neuf heures. Bernard avait réparé la sonnette pour que les patients entrent dans le cabinet après la cloche. « Mesdames et Messieurs les patients autorisés à prendre de la Quinine devraient à présent entrer pour le traitement. Ils ne devraient plus tarder. Il faut qu’ils voient en entrant ma belle blouse et ma belle commode avec Quinine gravé en lettres nobles. Mais avant leur entrée, je vais consulter une dernière fois mon livre de consultations, histoire de prescrire efficacement ».

Les patients se laissaient toujours désirer. En attendant de s’attaquer à eux, Bernard prétendait réduire au « bon sens » toute l’activité médicale. Pour ce faire, il préparait des interventions en ligne destinées aux amateurs de ses « évidences ». « Évidence ! Évidence ! ». Le mot était aussitôt lancé sur les réseaux sociaux que l’on ne comprenait plus rien d’autre ; toute une catégorie de citoyens ne comprenait que l’évidence. Évidence ! Quelle lumière soudaine émanait de ces syllabes ! Évidemment, le cerveau cédait aux mêmes platitudes que celle de la terre vue de nos propres yeux. Le monde se dotait d’une bénignité rassurante. Un seul cachet et le mal disparaissait de la surface du monde. Aussi simple et évident qu’une prise de comprimé. Le moindre élan du monde pouvait être contenu par nos mains, et plus particulièrement par celles du docteur Profitensoin.

Pour parvenir à ses fins et obtenir du virus l’aveu de sa simplicité, Bernard Profitensoin avait ressorti de son grimoire toutes sortes de comprimés expérimentaux, de molécules anciennes, détenant pour les uns d’importantes qualités médicinales et pour les autres, rien que quelques poudres superfétatoires, à effet purement sternutatoire. Ces poudres avaient particulièrement servi dans la guérison d’autres maladies. Alors, afin d’agir directement sur les internautes de son site, Bernard minimisait le virus, coupait tel spécialiste, ridiculisait tel journaliste ; il les châtrait, les décortiquait, les décervelait, les dépouillait de toute connaissance afin de se montrer indispensable. Lui. Son communiqué sur « les maladies dangereuses » avait révolutionné l’université de Cépanou, PéQuinine ; d’âpres discussions s’étaient élevées au sujet de son traitement, auxquelles avaient pris part l’ensemble des élites médicales étrangères et nationales.

Néanmoins, dans l’esprit de Bernard, des problèmes nouveaux s’ameutaient ; laissant donc ses collègues ergoter sur la nocivité de son traitement, il poussait les gens sur d’autres voies et ses pairs dans leurs derniers retranchements. Que son médicament comportât des risques, il ne lui importait pas de l’admettre in petto. Son traitement n’était pas plus risqué que les autres ! Il ne soignait peut-être pas entièrement, mais il soignait, peut-être, un peu. Il ne soignait peut-être pas, mais rien n’empêchait de le prendre pour l’espérer ! Sans essayer, après tout, qui pouvait savoir ? Sans essayer de soigner, qui pouvait prétendre le faire ? C’était du bon sens, à la fin ! Dans une période de guerre, on ne s’embarrasse pas ; on agit ! Ceci n’est pas choquant, c’est l’évidence même ! Alors, après chaque consultation, le patient demandait : « combien ? ». Et Bernard répondait : « 0 décès ! ». Et le patient repartait soigné et rassuré gratis. La demande de nouvelles études eût compliqué par trop l’expérience de Bernard : recenser tous les prélèvements, suivre toutes les personnes dans leur prise quotidienne, séparer tous les patients graves des patients en bonne santé ; non, mieux valait faire simple ! Demander directement aux patients comment ils se sentaient avant et après la fièvre ! Faire des sondages était préférable. D’ailleurs, selon ses sondages, aucun mort de complications ne s’était plaint ! Preuve que le médicament fonctionnait. Durant des mois, Bernard accumulait de nouveaux chiffres triomphaux. Et ses interventions numériques fonctionnaient à merveille.

C’était sans compter sur la concurrence qui, selon Bernard, était jalouse de son succès. Ces autres blouses blanches voulaient soigner avec la même efficacité que la sienne ? De quel droit causaient-elles règles, protocoles et méthodes ? De quel droit mettaient-elles en place d’autres médicaments ? Le professeur essaya d’adapter son discours, de revenir sur quelques erreurs minimes concernant la maladie. Il avoua que le virus n’avait pas disparu en trois mois, qu’il avait tué un peu plus de quatre personnes, et que ce n’était pas uniquement un rhume de printemps. Mais il fallait le comprendre : pourquoi inquiéter les gens quand on pouvait les soigner ? Le professeur essayait de minimiser ses interventions : ses certitudes étaient des hypothèses, ses études n’avaient pas été suivies. Quant à l’avenir, il ne prédisait plus rien… et rien n’y faisait. Il était 19h45. Toujours aucun patient. Au loin, Bernard entendait les gens manger au restaurant, se rendre au concert. Et il se demandait s’il n’était pas temps pour lui aussi de transformer ses sachets de quinine en fausse monnaie…


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