François Rabelais : Plus de torchecul

(Notes de la rédaction : par commodité pour le lecteur moderne, certains traits orthographiques ont été modifiés. Les accents, notamment, ont été rajoutés. De même, pour favoriser la compréhension du texte et lorsque cela s’y prêtait, certains -i ont été remplacés par des -j).

Comment lon voulut oster à Beaupin sa joye, et la manière dont il sceut y trouver remède.

En l’an deux mille et vingt, une sorte de peste, semblable à celle qu’Apollon envoya sur l’ost des Grecs, mit le monde en grand dangier. Les citoyens durent mettre leurs affaires en oubli, et toute besogne cessa, hors celles nécessaires à la républicque. Or, en ce même temps, vivoit dans la bonne ville de Paris un célèbre sorboniste, docteur en fainéantise, et qui avoit pour nom Beaupin (lequel nom, dict jadis sous sa forme féminine, fut changé afin que les dames puissent le prononcer sans honte). Comme la maladie croissoit de jour en jour, les logis devinrent prison, chascun s’estant enclos à demeure. Ce dont Beaupin se trouva fort bien.

Il dispensoit une part de son temps à dormir, et en mettoit une deuxième à boire et à manger. Et ceux des lecteurs qui connaissent Hippocrates et Croton d’Alexandrie sçavent sûrement ce qu’il faisoit de la troisième : car l’un explique qu’aucun aliment ne peut s’arrester éternellement dans le corps, et l’autre que la pluie ne tombe que du haut vers le bas. Ainsi, Beaupin urinoit et fiantoit une grande partie du jour.

L’heure arriva où plus de torchecul n’eut. Or, la nouvelle peste avoit altéré l’ordre du monde. La terre n’avoit pas cessé de tourner, mais elle avoit changé sa course ordinaire, si bien qu’il n’était pas trésor plus rare, dans tout l’univers, que papier à torchecul. Il voulut en faire récolte nouvelle, mais marché ny boutique n’avoient plus la royale marchandise. Quoy voyant Beaupin, il entra en grande fureur et souhaita en soy mille malédictions à ceux qui en avoient fait provision par tonne : « Que la caquesangue vous viegne, et à vos femmes et vos enfants (point à vos chiens, car c’est ung animal de noble lignée, bon et innocent) ; que les épées de Saint-Michel vous escorchent le cul, et le lèche Lucifer ; que ses diablesses y pondent leurs œufs empoisonnés ; que les infections mortelles y fassent leur nid, et la maladie sa couche habituelle ; que votre fiante soit de feu et gette l’incendie jusqu’au fond de vos intestins, que chascun de vos poils soit de flame et vous arde le darrière ; que votre trou se bouche d’un lourd caillou, vous remplissant le corps de merde jusqu’au gosier, affin  qu’ycelle sorte de votre bouche à chascune de vos paroles ; et puisse votre cul souffrir cinq des dix plaies qui frappèrent le pays d’Égypte : de sang coule votre pisse, vous poussent des furoncles en votre fondement, par légions dures et fortes ; et enfin que soient engendrées grappes de mouches, de sauterelles et de poux  à chascun de vos pets. » Lesdictes malédictions lancées, la paix tomba sur son âme et il put penser à résoudre son problème de torcheculage.

Le lendemain, au soir, il se mit à sa fenestre pour appeler son voisin qui se trouvoit de l’aultre costé de la rue, à plus d’une toise de distance (scelon la loy qui avait esté ordonnée) :

« Admiration me devez, voisin, car ma renommée est faicte, et de ma gloire sera parlée pour mille siècles. »

À quoy répondit ledict voisin qu’une telle renommée devait venir d’un faict d’armes bien glorieux ou d’un ouvrage digne d’Homère.

« Ce n’est en prouesses guerrières ny livresques que mon nom sera su de tous les escholliers, mais par belle science et sçavoir lumineux par moy portés à l’humanité. Sçavez sans doubte, voisin, qu’un torchecul est le bien le plus précieux qui se puisse trouver aujourd’huy. Or, en nul endroit n’ai pu m’en fournir, et Ulysses avec ses mille ruses, m’en croyez sur l’honneur, n’auroit pas eu meilleure fortune que moy. Devois doncques trouver manière nouvelle de me torcher. À ce pensai tout le jour, sans trouver résolution, tant est petite notre humaine intelligence. Mais le lendemain, je trouvai une idée si céleste qu’elle me fut sans doute soufflée par les anges. En voulez vous sçavoir davantage ?

— Ouy dea, s’exclama le voisin, qui d’impatience fist ung gros pet de bœuf (à moins que ce ne fust pour glorifier par le bruyt la gente médicinale, comme lors estoit la coustume en France).

— Je m’estois ensanglanté l’esprit pour sçavoir où trouver papier à torchecul. Mais ie compris que c’estoit chose impossible. Me résolus doncques à trouver torchecul qui ne feust point de papier mais d’une matière nouvelle, et je passai en mon esprit toutes choses qui y pourroient convenir et qui étoient en mon logis, puis les expérimentai.

« Premièrement furent soumises à l’épreuve un grand nombre d’estoffes : beaulx linges et beaulx velours, rideaux tresamples, tissus légers, laines épaisses, écharpes et gants, bas de soye, aureillers bien emplumés, serviettes, chemises de lin, manteaux, pantoufles et peignouoir de satin. De toutes ces matières, je vous puis affirmer que le cachemire est ce qui sied le plus au cul, car il y répand sa chaleur, qui se communique ensuite aux boyaux puis à l’âme ; pour la forme, les chaussettes sont ce qui convient le mieux, car elles se moulent avec tant de perfection à la raie que c’en est merveille. Mais toutes ces estoffes furent vite épuisées, et ne pus plus me torcher ny me vestir.

« L’éponge me satisfit un temps, car elle a grande doulceur en son endroit et forte âpreté en son envers, vous laissant un cul plus saint et net que le crâne du pape. Mais ce torchement me déplut vite néanmoins, car bien que mon cul s’en satisfît, il épiçoit mes aliments de manière déplaisante, et me laissoit grande amertume en bouche.

« M’essayai ensuite au mestier d’alchimiste, et versai sur mon cul un sçavant mélange de bicarbonate et de vinaigre, avec espoir de dissoudre la matière fécale. Mais, outre que la position de la fente, par rapport à l’œil et à la main, rendoit l’opération difficile, le liquide transforma mon cul en un volcan à la lave plus fangeuse que celle qui, selon Pline, couloit du Vésuve.

« Pas davantage ne parvint la machine aspirante à m’oster la fiante, car ycelle colloit trop à la peau pour que le souffle de la machine puisse l’en séparer.

« Fis ensuite le calcul qu’une poignée de riz, frottée d’une main pleine de vigueur, feroit fonction de lavement, chaque grain se couvrant d’une fine couche de merde ainsi que d’un manteau qu’il emporteroit avec lui. Ce n’est pas aultrement que les fourmiz viennent à bout de la carcasse d’une vache par leur multitude. Mais les grains restèrent accrochés et m’irritèrent plus que si m’étois baigné le cul dans une mer d’orties.

« Râpe à fromaige et épluchoir à légumes furent vite par moy délaissés car, n’étant point barbier qui veut, je m’escorchois le périnée jusqu’au sang (cecy maulgré la mousse dont ie m’estois emply les fesses).

« Finablement, j’arrachois des pages de mes livres (et mon cueur avec) et fis découverte divine et admirable : c’est que certaines pages plus absorboient la merde que d’autres. À cecy me paroit l’explication d’Aristoteles la plus vraye. Car il dit en sa Physique que deux matières de semblable nature s’attirent réciproquement, comme deux animaux de même espèce se reniflent davantaige. Mesmement est l’aiguille de la buxolle attirée par la terre du Pôle en raison de la force aymantée qui se trouve en l’une et en l’autre. Ainsi peux vous tesmoigner que certains livres ne gardent point en eux la merde, desquelz voicy un petit repertoyre :

     De mentulis illustribus ;
  Histoire de deux géants, per Séraphin Calobarsy
     Ars pettandi sine sonitu ;
Poésies canines ;
     De diversis generibus merdarum (illustré) ;
     De modo preparandi thesem doctoralis in decennium, per Martionus Beus

Mais au contraire, d’aulcuns se couvrent si entièrement de matière fécale, que j’en reste encore en grand esbahissement. Parmi yceux sont :

     L’Enenèkontaméron, chronicques de la maladie par deux escrivailleurs françois ;
     De modo faciendi sucumcum commento ;
Antiques jeux de braguette ;
     Quinquaginta umbrae canentes ;
Histoire de la race pangoline (trois volumes) ;
    Potentiae momenti praesentis, per Meister Eckhart Töl.

Et c’est ainsi, voisin, qu’en tout le pays n’est homme plus nect que moy, si bien que je me pourrois frotter le cul contre du marbre sans qu’il en perdist sa naisve blancheur.

—  Et feistes tout ça en un jour ?

—  Ouy, mon couillon. Et plus même, car de joye me suis mis à rimer :

De tous plaisirs, le plus grand qui nous reste,
Est chier en  paix, fou qui me le conteste !
Quand tous les biens, ailleurs s’en sont allés,
C’est joye qui rend l’âme et le cœur ailés,
Et oublieux tant que dure la feste.

Or, il advint un mal noir et funeste,
Et ce plaisir, qui après tous nous reste,
Ravi me fust, et avec luy mon cueur !
Car des bastards, méritant l’arbaleste,
Les torcheculs pillèrent sans honneur.

Furent tentés, pour me laver le trou,
Bien des moyens, d’aulcuns durs, d’aulcuns doux,
Vinaigre, gants, manteau qui huy empeste,
Et mesme riz, qui se changea en clous,
Jusqu’à trouver un torchecul célèste.

Viennent encore orage, nuict ou peste,
Tombe le monde en poussière (et les hommes),
Comme jadis, il advint à Sodome ;
De tous plaisirs, le plus grand qui nous reste,
Est chier en paix, vous le dis sans conteste ! »


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