Lucas Dusserre

Regain – Épisode 2/4 : « Le beau Jacques »

Ah l’amour… Quelle folie, quand il vacille mais ne s’effondre pas ! Quand il s’use, se cabosse, tente des détours avant de revenir sur ses pas. Que reste-t-il du désir quand les corps ont trop vécu ? Et que vaut une promesse éternelle quand la maladie s’invite ? Regain est l’histoire d’un couple qui danse sur le fil du temps, entre derniers rebonds et ultimes renoncements, entre les restes d’un feu et l’ombre qui approche. Un feuilleton mordant, écrit par Lucas Dusserre.

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Chaque jeudi soir, au gymnase de Sisteron. « Voiiiiiiilà, on s’étire, on fait le vide, on respire bien profond, et on n’oublie pas de se reconnecter avec son corps, jusqu’à sentir l’air passer dans le sang, c’est hyper important, allez allez ! » La prof, Stella, était un peu zinzin mais sinon c’était une femme adorable, et surtout, fallait l’avouer, elle avait un physique de Miss France. Moulée dans son legging noir, on aurait dit qu’elle était lustrée. À côté de cela, le yoga faisait son effet : Séverine était devenue lumineuse ; d’ailleurs, Stella le lui avait fait remarquer, à la fin d’un cours, « franchement ma belle j’te trouve rayonnante, ah j’te jure un vrai soleil j’adore, c’est vrai non les filles…? » 

Jacques est un crocodile. Cet ancien pilote de ligne, un bel homme à la crinière blanche et aux yeux bleus, traînait silencieusement dans les couloirs, quand il a entendu les compliments qu’on faisait à Séverine. À la sortie du cours, il s’était attardé sur le parking du gymnase, en regardant les étoiles. Séverine l’ayant surpris dans sa « méditation » ; tous deux s’étaient mis à discuter. Ils partageaient le même esprit contemplatif. En écoutant Jacques raconter ses « bivouaqueries », comme il disait, Séverine eut l’impression de rêver. Parti au volant de son camping-car, il se garait au bord de l’Ubaye et préparait du feu. En prêtant un peu l’oreille, il pouvait entendre les cris des faons, le grognement des sangliers, le grattement des renards et même, une fois, le hurlement d’un loup… Il se mettait les chipos à griller et restait comme ça, en communion avec la nature, « dans ces moments-là je suis juste, comment te dire, le seul mot qui me vient à l’esprit c’est celui-là : vivant, voilà je suis vivant, ça peut paraître con, hein, mais bon… en fait… la vie… non mais sans déconner… c’est quand même quelque chose… » Jacques avait un accent du Midi et une belle voix de crooner.

Leurs discussions, en sortie des cours, étaient devenues habituelles. Un soir, Jacques a lancé que, si ça tentait Séverine, il pourrait l’emmener faire un tour de Harley avec sa bande. Quelques jours plus tard, elle le rejoignait, lui et ses copains, sur le parking d’Auchan. Elle s’était un peu cassée le cul sur la selle mais, une fois arrivée en haut du Mont Ventoux, ça valait carrément la peine. Jacques lui décrivait l’horizon. Sur la gauche, elle voyait la barre des Écrins et un peu plus loin, pratiquement dans les nuages, celle des Alpes. À droite, il y avait Carpentras, Avignon, Marseille, et le grand étang de Berre. Toute la région PACA s’étendait sous ses yeux. Séverine était ébahie ; tout à coup, une pensée désagréable lui vint en tête : Christian n’avait jamais eu l’idée de la conduire jusqu’ici…

Deux semaines plus tard, elle était dans l’ULM de Jacques, en train de survoler la falaise de Céüse ; après l’atterrissage, ils avaient bu un verre au bar de l’aérodrome. Le beau Jacques lui avait raconté ses voyages : le Brésil, les États-Unis, l’Australie, mais surtout, surtout, la Mongolie. Après la mort de sa femme, il avait songé à y vivre… « Eh oui… j’osais pas t’en parler… j’sais pas pourquoi… c’est con, hein…?! » Neuf ans plus tôt, sa femme avait été foudroyée par un cancer et Jacques, de chagrin, avait chopé un abcès à l’estomac. Après sa sortie de l’hôpital, il s’était promis d’arrêter la nostalgie, la vie était courte et ça ne servait à rien de gamberger cent ans, non fallait tout simplement vivre, et se dépêcher un peu, car il était arrivé à un âge, disait-il, « où on a plus le temps pour les regrets… »

Les propositions se multiplièrent. 

Séverine était allée faire un tour de bateau, toute seule avec lui, sur le lac de Serre-Ponçon ; il lui avait appris à pêcher, en la tenant par la taille ; elle, gênée, avait posé ses mains sur les siennes, pour les dégager. 

Il l’avait aussi emmenée faire un tour de Mustang, sur les petites routes de campagne, à la tombée de la nuit. La voiture stationnée face aux champs, Jacques mettait les pleins phares : Séverine voyait des lapins, des faons, des sangliers pétrifiés dans cette gaze de lumière. Il avait ensuite roulé, des dizaines de minutes, sur de petites départementales, jusqu’à la table d’orientation. Il avait éteint le moteur et s’était tourné vers Séverine, dans le bruit d’un craquement de cuir, pour lui dire, d’abord, que ces étoiles, et la lumière de la lune, reflétée sur le flanc des montagnes, que tout cela était magnifique ; pour lui avouer, ensuite, que ce genre de paysage lui donnait l’envie de rencontrer quelqu’un avec qui partager ce genre de moment… « Sinon à quoi bon vivre, hein… non mais sans déconner… ? »

 Séverine n’avait pas su quoi répondre.

Pendant les cours de yoga, Jacques insistait pour faire binôme avec elle : ces mains posées sur les hanches, ces gentillesses en bouche, ces regards déformés par le désir, la mettaient au milieu d’une scène qu’elle ne voulait plus occuper. Elle se sentait harcelée, comme ces pauvres animaux, par une lumière de phare. Séverine en était venue à ne plus savoir ce qu’elle préférait, entre l’indifférence de son mari ou l’empressement de Jacques. Un soir, il sauta le pas.

Alors qu’elle regardait Zone interdite sur le canapé du salon, ils échangeaient des SMS, et le beau Jacques avait avoué à Séverine, qu’avec elle il se sentait revivre, là, par exemple, il avait envie de la serrer contre lui, bien sûr elle était mariée, il ne fallait rien précipiter, mais ils pourraient peut-être se réserver un week-end tous les deux, pour jouer aux amoureux… Séverine, qui s’était sentie mal à l’aise, lui avait répondu maladroitement. Même si Jacques avait plus de charme, c’était pourtant bien Christian qu’elle avait choisi, il était le père de ses enfants, le bâtisseur de leur maison, et Jacques, qui lui tendait une main ardente, il fallait se l’avouer, n’était qu’un fantasme. Elle a reniflé. Elle s’est levée pour se diriger dans la cuisine ; elle a fait tourner le rouleau de Sopalin et s’est mouchée un bon coup. Au moment de se rallonger dans le canapé, sa décision était prise. Elle arrêterait le yoga. 

Pendant les semaines qui suivirent, Séverine eut des absences plus importantes, qu’elle attribuait à son sentiment de culpabilité : son histoire avec Jacques l’avait tellement déboussolée qu’elle en venait à oublier ce qu’elle avait mangé la veille, ce qu’elle était en train de faire ou pourquoi elle était en train de le faire. Une fois, chez Auchan, elle avait eu quelques secondes de trouble : elle était restée immobile devant son caddie, désorientée. Cette liste de course, dans ses mains, était pour elle une véritable énigme : elle ne parvenait pas à la rattacher à un enchaînement logique ; elle n’arrivait pas non plus à comprendre toutes les virtualités qu’elle devait contenir, et qui donnaient du sens à ce supermarché, à ce rayon, à la situation même de Séverine. Elle commençait à paniquer lorsque tout à coup, clic !, à la vitesse de la lumière, les connexions s’étaient faites et, comme à la sortie d’un évanouissement, quand le son revient peu à peu, en s’organisant, de même Séverine a pu se remémorer les motifs qui justifiaient sa position. 

Elle ne voulait informer personne de son état. L’ambiance, à la maison, était redevenue mauvaise. Christian se comportait mal ; il l’appelait conchita en lui mettant une main aux fesses, pendant qu’elle faisait la vaisselle, ou bien restait dans le canapé, avec son casque audio, à regarder des extraits de The Voice sur la tablette. Séverine pensait que c’était de sa faute à elle, si son couple se désagrégeait : elle en voulait aux copines et s’en voulait à elle-même d’avoir pris ces cours de yoga, elle s’en voulait de grossir, elle s’en voulait de perdre la mémoire et la patience ; persuadée que Christian avait appris, pour son petit écart de conduite avec Jacques, elle en venait même à le plaindre. Mille fois, elle le remerciait intérieurement d’être là, malgré tout, et se persuadait qu’elle avait de la chance. Elle préparait les dîners en fonction de ses envies, lui proposait des sorties, mais se confrontait systématiquement à un refus avoisinant le dégoût. Elle partait se coucher plus tôt que Christian et pleurait dans sa chambre, en se molestant elle-même, car elle se voyait comme un monstre, un monstre d’affection et de pitié, un monstre d’égoïsme ; elle apercevait devant elle un chemin sombre, visqueux, et sentait la main de son mari, autrefois si bien dans la sienne, lui échapper sans un mot. Cette perspective la remplissait d’angoisse ; il lui semblait que son cœur allait exploser, et de grands NON ! NON ! NON !, tournoyaient dans sa tête, car Séverine n’avait pas abandonné ses velléités de bonheur. Pour conserver son mariage intact, elle était prête à tout. 

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