Avez-vous déjà couché avec un fantôme ? L’expérience décontenance. Ni peau, ni tissu. Peu de chose à étreindre. Une simple présence incertaine qui laisse, au réveil, sur le corps, quelques traces. Et si c’était un rêve ? Il devient difficile de penser à autre chose. Les fantômes vous offrent des nuits qui hantent. Pour ce Dimanche Rose, laissez à la mort le plaisir de vous prendre.
Je vis un rêve éveillé, ce genre d’instant sur lequel le temps n’a pas de prise. Le monde s’éclipse, il ne reste plus que nous deux sur terre, deux êtres en parfaite communion. Elle passe la main dans sa longue chevelure couleur de nuit, comme ses yeux en amande emplis d’étoiles, comme sa robe d’une idéale sobriété, et repose son verre d’un geste délicat. Il est vide. Le Sancerre s’en est allé tout comme les mots, devenus superflus. Il ne reste que son regard dont l’iris sombre brûle de la plus éloquente des flammes. Je lui demande si l’on reprend à boire ou si elle préfère qu’on y aille. Son sourire répond pour elle.
Il pleut en abondance, nous nous abritons sous l’auvent d’une boutique au coin de la rue. Elle frissonne, nos corps se rapprochent. En début de soirée, nous étions de parfaits inconnus qui avaient à peine échangé quelques mots sur une messagerie en ligne. Entre-temps, elle m’avait parlé de son enfance à Beyrouth, des bombes sur le chemin de l’école, des disques des Floyd ou de Sabbath écoutés avec son père, secrètement agrémentés d’un doigt de whisky, de ses amis restés là-bas avec qui elle faisait la fête comme pour la dernière fois à chacun de ses retours. Son regard m’enveloppe tout entier comme une nuit d’été à la belle étoile. Son corps pressé contre le mien m’électrise. Je me sens comme la corde d’un arc, tendu à tout rompre. Le temps d’un instant flottant, je caresse doucement sa joue. Mon cœur s’affole tandis que nos visages se rapprochent, nos lèvres se cherchent avant de s’unir. Nos baisers ont conservé la fraîcheur piquante du vin blanc et nos langues, la douceur des fruits mûrs.
— Qu’est-ce que tu as envie de faire maintenant ? On peut aller boire un dernier verre ailleurs ou bien nous promener.
Elle tend sa main, récolte de grosses gouttes de pluie et me sourit.
— Si tu aimes prendre l’eau, fais-toi plaisir. Mais nous réfugier sous ma couette, c’est aussi une option.
*
Je l’attends, assis sur un coin de son lit. Son appartement est petit et coquet. Ses murs blancs s’ornent de sérigraphies vintages : affiches de concerts de Jefferson Airplane, du Velvet Underground et de films de la Nouvelle Vague. Sur une unique étagère, un vase en forme de crâne transparent déborde de fleurs séchées, de beaux livres sur l’art, l’architecture et les vieux films d’horreur de série B, une petite collection de boîtes à musique et un présentoir à bijoux bien garni. Avec ma chemise blanche froissée et mon pantalon détrempé, je détonne dans ce coquet univers de poche. Je la vois bientôt revenir et je repense aux paroles d’une amie « tu penses l’avoir séduite, mais si sous ses vêtements, elle porte des dessous coordonnés, c’est elle qui t’a eu. » Elle a revêtu une combinaison noire ornée de dentelles qui souligne ses courbes généreuses et dévoile suffisamment de ses charmes pour affoler mon imagination. Je reste immobile à la fixer un long moment comme pour l’inscrire sur ma rétine, comme un enfant idiot fixe le soleil à s’en brûler les yeux. Elle se jette sur moi, nous rebondissons sur le matelas trop mou, sa bouche collée à la mienne, nos dents s’entrechoquent. Nous rions doucement. Notre étreinte est maladroite comme peuvent l’être deux corps qui se découvrent. Nos caresses se font effleurements et nos baisers se cueillent du bout des lèvres. La langueur de nos gestes étire le temps jusqu’à la rupture. Nous retardons. Ma langue court sur sa peau dont je veux goûter la moindre parcelle. Elle souffle son désir dans le creux de ma nuque et me demande si j’ai des capotes. Elle ne tient plus. Je traverse son appartement, mon cul pâlichon scintille dans le noir comme une lune empressée. Je trouve dans mes affaires la boîte convoitée et reviens au lit pour dérouler maladroitement l’étui de latex sur mon sexe en érection. Elle me guide en elle avec une impatience gourmande. Une fois ses lèvres traversées, je sens une extase savoureuse me parcourir. Son souffle s’accélère, elle soupire dans mon oreille. J’effectue de doux aller-retour, je la sens se tendre sur moi. Elle saisit mes fesses et me pousse plus profondément en elle, je la laisse m’envelopper avec volupté. Elle me demande d’accélérer, elle veut me sentir plus fort. Je m’exécute. Mais ce n’est pas encore suffisant pour elle.
« Je veux sentir ta force », gémit-elle. Ses désirs sont des ordres. Elle a l’air d’apprécier, mais ça n’est toujours pas suffisant. Son sommier grince furieusement et son lit craque comme s’il allait céder sous la pression de mes hanches. J’ai chaud, ma sueur coule sur son visage, elle en rit, lape les gouttes salées à même mes joues. Mon cœur s’emballe sous le coup de cet effort qui ne me paraît pourtant pas si inhumain. Je commence à avoir des crampes, je perds mon souffle. Pour oublier la douleur, je fais de mon corps une machine infaillible, un marteau-pilon. Je me suspends à ses soupirs, je guette son plaisir, l’orgasme qui me libérera de ma condition de forçat.
— C’est bon, tu peux t’arrêter.
J’immobilise mes hanches, mais demeure en elle.
— Retire-toi ! Tu n’es pas avec moi, tu es ailleurs.
— Tu m’en veux ?
— Mais non, je ne t’en veux pas. Je suis juste déçue. On avait si bien commencé, mais là tu n’es plus qu’un robot désincarné. Autant me taper mon vibro à ce compte-là.
— Tu veux que je t’aide à finir ?
— Non. Tu m’insupportes avec ta fausse prévenance. Si tu étais sincèrement attentionné, tu serais là avec moi et pas ailleurs, avec une autre ou je ne sais où.
Je m’apprête à m’excuser, mais la virulence de son regard m’en dissuade. Je la fais disparaître en éteignant la lampe de chevet. Elle se roule dans son coin, un gouffre nous sépare. Mais quelques instants plus tard, elle revient se lover contre moi. J’ai perdu l’habitude de dormir avec quelqu’un alors je peine à m’assoupir. Je me repasse le fil de cette soirée rêvée malgré une fin en demi-teinte. Elle a raison, mon corps étreignait le sien, mais mon esprit était ailleurs. Auprès de Margaux, d’Élise, de Coralie, reposez en paix pauvres relations parties trop tôt.
Une caresse de plume au creux de ma paume me réveille. Je ne m’étais même pas rendu compte que le sommeil m’avait gagné. Elle se colle à moi, je sens son corps se tendre. Je cherche ses lèvres dans la nuit, c’est elle qui trouve les miennes. Ses caresses se précisent dans la zone de mon bas-ventre. Elle saisit mon sexe raidi, commence à le masturber et m’ordonne d’enfiler une capote. Je farfouille sur la table de chevet, fais tomber deux livres dans l’opération, vide le contenu de la boîte de préservatifs sur le sol avant de dénicher l’étui tant désiré. Une fois dûment protégée, elle se met à califourchon sur moi. Les mains posées sur ma poitrine, elle me plaque sur le matelas. Il n’y a plus la moindre douceur dans ses gestes quand elle me dirige en elle et démarre ses va-et-vient le long de mon sexe. Elle me martèle de son bassin dans un claquement mat et crescendo de tambour de guerre.
— Qu’est-ce que tu fais ? Je lui demande d’une voix rauque.
— À ton avis ?
— Je sais bien, mais pourquoi comme ça ?
— Parce que je veux que tu sois là, avec moi, quitte à t’arracher de force à tes fantômes.
Elle rejette la tête en arrière, clôt ses paupières et commence à gémir doucement. J’ondule mon bassin en m’efforçant de suivre ses mouvements, mais elle me commande d’arrêter. Elle accélère de plus belle, elle me pilonne comme un théâtre de guerre, puis elle se tend entièrement et se relâche tel un arc qui expulse sa flèche. Elle s’allonge sur moi, la joue contre ma poitrine.
— Tu n’as toujours pas joui, constate-t-elle après quelques instants de silence.
— Je crois que j’ai oublié ce que ça fait quand deux corps se connectent.
— Je pense surtout que tu es empêtré dans ton passé. Je peux le voir dans ton regard, les blessures anciennes, cette solitude poisseuse qui englue d’anxiété le moindre de tes gestes.
Je ne sais pas quoi lui répondre. Je réalise qu’elle a raison et je déteste me sentir aussi vulnérable.
— Ne te tracasse pas, me console-t-elle en effleurant ma joue du dos de sa main, j’adore les petites choses fragiles et les grands brûlés des sentiments.
*
Le lendemain matin, nous nous sommes embrassés une dernière fois sur le pas de sa porte. Je lui ai dit « à très vite ». Les paillettes d’or qui émaillaient son iris sombre firent éclore des nuées de coléoptères au creux de mon ventre. Et après ? Plus rien. Baisser de rideau. Silence radio. Dans la semaine qui suit, je lui envoie deux messages qui restent lettre morte. Comme je n’ai jamais été d’une nature très combattive, je reprends le cours de mon existence. Je constate avec un certain fatalisme que ma routine ne m’avait jamais semblé aussi terne, comme si le monde délavé avait perdu ses couleurs. Je me surprends souvent à repenser à cette soirée rêvée. Je me languis de ce sentiment grisant d’avoir, pour un court moment, échappé à la marche implacable du temps. Mais il finit toujours par reprendre ses droits. Les nuits, surtout, me paraissent interminables. Lors de l’une de ces poches de solitude passée devant ma télévision, je regarde sans vraiment les voir une bande de trentenaires prétendre être des adolescents victimes de leurs atermoiements amoureux. Je me demande si un jour quelqu’un viendra me sauver de l’ennui quand la dalle noire de mon téléphone s’illumine pour afficher un message que je n’attendais plus.
« C’est la pleine lune ce soir. J’ai envie de te bouffer » suivi d’une adresse.
Sans même y réfléchir, j’ai déjà commandé un VTC qui aurait tout aussi pu être un tapis volant ou les plumes d’argent d’un cygne de conte de fées. Après trente-cinq interminables minutes, j’y suis enfin. Je ne reconnais pas l’immeuble ni même le quartier. Cela ne m’empêche en rien de sonner à l’interphone, elle me fait monter sans attendre. L’appartement est plus grand et plus meublé que celui de la dernière fois, et les murs s’ornent de photographies d’un couple d’inconnus. Elle m’explique qu’elle garde le chat d’amis à elle pendant leurs vacances, mais je ne vois ni félin, ni litière, ni croquettes nulle part. Mais ça ne fait rien, car elle est déjà en train de me dévorer la bouche. Nous traversons l’appartement, nos langues toujours collées, jusqu’à la chambre où elle me pousse sur le lit. Elle m’ordonne de me déshabiller avant de se jeter sur moi. Elle me mord la lèvre, me mord l’épaule, m’enlace de toutes ses forces et me griffe le dos. Puis elle empoigne mes fesses et je sens ses doigts fureter autour de mon anus. Elle tente de me pénétrer, sans ménagement. La douleur est intense, j’ai l’impression de me déchirer. J’arrache sa poigne de mon postérieur, elle me mord le téton en représailles, je crie. Elle me pousse en arrière, je bascule sur le matelas ferme.
Elle me lance une capote dont l’étui doré brille comme un sou dont elle m’aurait fait l’aumône. J’ouvre l’emballage avec précaution et enfile mon soulier de vair, Cendrillon en érection. Elle se met à califourchon sur moi, les mains posées sur ma poitrine. Elle se frotte contre mon bas-ventre, l’humidifie en abondance puis elle me prend en elle et commence ses va-et-vient à la force de ses hanches. Je la sens coulisser sur moi, un sentiment extatique m’envahit. Elle accentue sa pression à un point tel que je crains qu’elle ne m’enfonce la cage thoracique. Ses mouvements se font plus amples et plus rapides. J’essaie de me redresser pour l’embrasser, mais elle me maintient cloué au matelas. Elle me saisit les mains et les soulève. Je comprends qu’elle veut s’en servir comme appui, je bande mes biceps pour la soutenir. Elle pivote son bassin selon un angle qui sied mieux à son plaisir. J’essaie d’accompagner son mouvement, mais elle m’immobilise d’un ordre sec. Nos bas-ventres s’entrechoquent, la repousse rêche de ses poils pubiens me râpe douloureusement l’aine. La tête en arrière, les yeux clos, elle est ailleurs, entièrement tournée vers sa propre extase. Ses mouvements se font de plus en plus violents, la pression sur mes bras tendus, plus insoutenable. Elle halète, gémit, de plus en plus vite, de plus en plus fort, jusqu’à crier, les fenêtres ouvertes dans cette nuit d’été. Et puis elle jouit, à m’en déchirer les tympans, à m’en briser les hanches. Une fois qu’elle a terminé, elle me retire brusquement d’elle et quitte la chambre me laissant au bord du lit, confus, meurtri et épuisé comme une armée en déroute. Je l’entends uriner, la porte des toilettes ouverte. Elle me demande si ça m’a plu.
— Je ne sais pas. C’était étrange. J’ai le sentiment d’avoir été utilisé comme un objet.
— Tu n’étais toujours pas avec moi. Ton esprit vagabonde. Tu n’étais qu’une coquille vide alors je t’ai traité comme tel.
Je repense aux semaines douloureuses qui se sont écoulées, à son absence qui m’a meurtri plus que de raison. Pourquoi n’y a-t-il que lorsqu’elle me manque cruellement que je parviens à me connecter à elle ?
— Tu crois que j’y arriverai un jour, à être pleinement avec toi ?
— Oui me répond-elle sans l’ombre d’une hésitation. J’obtiens toujours ce que je veux.
— Peut-être que si on se voyait un peu plus souvent…
— Si j’emménageais dans ton petit appart de célibataire pour faire ton ménage, ta popote et te tailler des pipes à la demande, tu vivrais enfin dans le présent avec moi ?
— Je n’ai jamais dit ça.
— Je sais ce que tu essaies de faire.
— Et qu’est-ce que j’essaie de faire alors ?
— Tu exploites mon insatisfaction pour tenter de m’enfermer dans une relation. J’ai toujours été claire avec toi, ça ne m’intéresse pas. Je joue selon mes règles ou je me retire de la partie.
— Tu extrapoles. J’ai juste suggéré qu’on n’était pas forcé d’attendre deux mois avant de nous retrouver.
Elle laisse traîner ses doigts délicats sur mes tétons endoloris puis elle trace une caresse le long de mon torse, descend sur mon abdomen et ralentit à l’approche de mon bas-ventre.
— Crois-moi, murmure-t-elle dans le creux de mon oreille. Si on devait se voir plus souvent, tu n’y survivrais pas.
*
Quand je suis reparti, le lendemain matin, elle dormait encore. J’ai quitté cet appartement inconnu avec le cœur serré. Les semaines suivantes, mon corps meurtri s’est régénéré, mes courbatures se sont estompées et la plaie qui entaillait ma lèvre inférieure s’est refermée. Mais le trou dans mon âme demeure et il épouse sa silhouette à la perfection. Je ne pense plus qu’à elle, à cette soirée aussi violente qu’inattendue. Je me raccroche à mes souvenirs comme un assoiffé lutte pour conserver de l’eau dans ses mains en coupe. Une fois encore, elle m’impose son silence. J’essaie de me convaincre qu’en ne lâchant pas prise à mon sentiment de solitude, il ne pourra pas m’atteindre. Mais je sais pertinemment que la seule idée de son absence me tue à petit feu. Alors je vis en suspens jusqu’au prochain message, toujours plus lapidaire : une simple localisation. Elle m’a laissé mariner trois mois dans les affres de l’attente, peut-être en punition pour mon audace de la dernière fois. C’est une stratégie efficace, car j’ai tout abandonné séance tenante pour la rejoindre. En suivant ce fil d’Ariane numérique, je me retrouve devant une ruelle quelconque, coincée entre une laverie et un grossiste en maroquinerie. Il pleut à grosses gouttes, le même genre de drache que le soir de notre rencontre. Je la cherche du regard, je me tourne et me retourne comme une girouette ballotée par la tempête. Je me résigne à repartir quand je la vois sortir d’un bâtiment et se jeter à mon cou.
— Je suis tellement contente que tu sois venu !
Je ne sais pas quoi lui répondre alors je souris béatement.
— Il y a un endroit où je dois absolument t’emmener. Je suis sûre que tu vas adorer.
Elle me prend la main et m’entraîne sous la pluie battante. Je flotte à quelques pas d’elle. Je pourrais la suivre n’importe où, jusqu’en enfer s’il le faut. Après une courte marche, nous nous arrêtons, parvenus à destination. Je corrige ce que je viens de dire. Je pourrais la suivre n’importe où, sauf à cet endroit précis.
— Alors, tu viens ?
Je freine des quatre fers comme un veau aux portes de l’abattoir.
— Qu’est-ce que c’est que cet endroit ?
— Un sauna libertin. Ça se voit, non ?
— Tu aurais pu me prévenir…
— Et me priver de ton air de chaton ahuri ? En plus je ne suis pas certaine que tu serais venu.
— En effet, je ne pense pas être prêt pour ça.
— Je ne t’oblige à rien, tu fais ce que tu veux, m’assène-t-elle avec nonchalance, la main posée sur la poignée du sas d’entrée. Mais moi je crève d’envie d’y aller, avec ou sans toi.
Je songe quelques instants à la planter là. Puis je me visualise en position fœtale sur mon canapé, pleurant à chaudes larmes, écrasé par la solitude, les tripes tordues et le cerveau torturé par des images cruelles d’elle succombant aux assauts de hordes d’hommes lubriques aux érections proéminentes sous leurs serviettes humides.
— C’est bon, j’y vais. Je t’invite même.
— Monsieur est grand prince.
*
Je m’efforce de me détendre tandis qu’un employé nous explique le fonctionnement des lieux : le casier à jetons, la petite sacoche de poignet garnie de préservatifs et d’un bon pour une boisson gratuite au bar, le paréo gracieusement prêté par la maison, l’ultime rempart de notre pudeur entre ces murs. Je me sens vaguement ridicule, jusqu’à ce que nous pénétrions au cœur de la fête où nous sommes tous à la même enseigne, nus derrière un tissu fleuri, une serviette éponge recouvrant nos épaules.
Les réjouissances commencent dans un jacuzzi conçu comme un lagon miniature enchâssé dans une grotte artificielle. Trois couples de batraciens collés l’un à l’autre nous y attendent déjà. Au milieu du bain à remous s’égaille un trouple en pleine représentation. Deux femmes et un homme s’enlacent, se caressent, échangent des baisers enflammés. On se scrute en chien de faïence. Je suis surpris par la jeunesse et la beauté de mes congénères. Je m’étais figuré une clientèle flasque et libidineuse, me voici propulsé dans une publicité pour parfum à l’esthétique porno chic surannée. Nous nous tapissons dans un recoin du bassin où elle se love contre moi. Sous les eaux tumultueuses, j’effleure la courbure de ses seins, je parcours la peau veloutée de son ventre, j’épouse le galbe de ses hanches. Je glisse vers son pubis, parfaitement glabre pour l’occasion. La température est douce, les bulles nous chatouillent, je m’attarde, j’étends l’instant. Sa respiration ralentie, il se fait plus ample, elle se frotte avec langueur contre moi, mon sexe commence à se gorger de sang. Je n’y tiens plus. Je caresse la chair tendre de sa vulve du bout des doigts. Son souffle s’accélère, se mue en gémissement. Elle s’arrache brusquement à mon étreinte.
— Viens, on monte.
À l’étage, c’est un dédale de couloirs qui nous attend, aux murs tapissés de bas-reliefs en bois sombre inspirés du Kāma sūtra, un boyau clair-obscur percé d’une enfilade de portes anciennes, certaines fermées, d’autres entrouvertes sur de mystérieuses alcôves. Je jette un œil dans l’une des petites cellules, munie d’une balançoire reliée au plafond, dont l’assise s’orne d’une excroissance phallique des plus incongrues. Je ricane nerveusement. Nous poursuivons jusqu’à une pièce carrelée de blanc qui m’évoque un vestiaire de piscine. Au milieu trône une banquette sur laquelle nous surprenons un couple en pleins ébats. À genoux, la tête en bas plongée dans ses bras et la croupe en l’air, elle accueille les coups de boutoir de son amant avec un ravissement sonore. Lui ahane et râle comme un cerf en plein brame. Je les suspecte de performer un peu trop ostensiblement pour leur audience d’hommes nus, qui, chibres à la main, n’en loupent pas une miette.
Je sens ses seins se presser dans mon dos, son bassin se frotter doucement contre mes fesses tandis qu’elle m’enlace les épaules. Je devine son désir, ses lèvres gonflées, la cyprine qui goutte le long de ses cuisses. Ça m’excite terriblement. Bien plus que cette pantomime tonitruante qui se déroule devant nous. Nous rebroussons chemin jusqu’à la grotte des délices où nous dénichons une alcôve vide. Elle me demande si je souhaite laisser la porte ouverte. En toute sincérité, je voudrais la verrouiller à double tour, avaler la clé et effacer le reste du monde par la même occasion. Mais je réponds que nous n’avons qu’à l’entrebâiller comme un faux compromis entre ma pudeur et ses pulsions exhibitionnistes que je devine.
— Allonge-toi me commande-t-elle en me montrant la banquette murale qui occupe la moitié de l’espace.
Je m’exécute, elle s’accroupit sur mon visage, me demande de la lécher. Ma langue en action recueille sa saveur délicatement iodée tandis qu’elle se frotte contre mon menton. Des passants s’arrêtent. J’entends leurs chuchotements, je sens le poids de leurs regards silencieux. Je bande de plus belle. Les voyeurs repartent, mais sont bientôt remplacés par un couple. Je les identifie à leurs voix quand ils nous saluent timidement. Elle les invite à entrer et prendre leurs aises à côté de nous. Je retrouve un instant l’usage de mes lèvres et de ma langue pour enfin leur répondre et m’excuser de mon manque de savoir-vivre, mais ma bouche est quelque peu occupée. Elle se décolle de mon visage et j’en profite pour m’assoir à côté d’elle.
— Vous êtes tellement beaux les complimente-t-elle.
En effet, ils sont magnifiques. Du miel pour les yeux. Jeunes et sveltes, deux divinités grecques tombées des cieux dans un sauna échangiste.
— Nous aussi on apprécie ce qu’on voit, commente-t-il avec un sourire.
— Tu me permets de t’embrasser ? demande-t-elle à sa compagne qui acquiesce timidement.
Elles se cueillent du bout des lèvres avant de partir en un long et fougueux baiser. Leurs langues se caressent, ça m’excite au plus haut point. Ensuite, elle lui demande si je peux l’embrasser moi aussi et si elle peut embrasser son compagnon. Après nous être assurés de l’assentiment général, nous étions quatre inconnus à boire le nectar de nos lèvres dans cette petite cabine qui aurait pu contenir l’univers entier. Et puis nous avons fait l’amour côte à côte, nos mouvements à l’unisson. Nous nous observions à la dérobée comme pour nous mirer dans un reflet des plus flatteurs. J’allais et venais en elle avec délicatesse. Oubliée la violence de nos dernières étreintes, dans ce cocon chaud et humide, nous renouons avec la douceur de nos débuts. Porté par une vague délicieuse, j’approche de la ligne de crête. Un brasier voluptueux s’épanouit dans mon bas-ventre et commence à irriguer l’ensemble de mon corps. Elle le sent et son plaisir s’en trouve décuplé comme par un effet de vase communicant. Je colle ma bouche à la sienne pour boire son souffle. A l’instant fatidique, nous oublions les jeunes éphèbes à nos côtés, nous oublions le sauna libertin, nous oublions le monde, nous oublions nos êtres, les limites de nos véhicules de chairs, nous oublions le temps, les heures et les jours, nous oublions qu’il y a eu un avant et qu’il y aura un après. Plus rien n’existe en dehors cette onde fulgurante qui nous saisit, nous traverse avec fureur pour exploser en une myriade d’étincelles, accoucher d’une infinité de corps célestes propulsés au firmament. Nous avons enfin joui ensemble.
*
Quand nous repassons le sas, il est tout juste minuit. Mais pour moi, une éternité s’est écoulée. La vie nocturne bat son plein dans les rues que nous traversons en silence. Je me sens différent, comme lorsque l’on a accompli quelque chose dont on ne se serait jamais cru capable.
— C’était fantastique. On remet ça quand tu veux.
Elle s’arrête de marcher, je me stoppe à mon tour et me tourne vers elle. Au regard compatissant qu’elle m’adresse, je devine déjà la teneur de ses propos.
— Nous n’allons pas nous revoir. Je t’avais dit que cette histoire n’avait pas vocation à durer.
En effet, elle a toujours été claire à ce sujet. Je m’étais juste figuré que nous aurions un peu plus de temps devant nous.
— C’est ici qu’on se fait nos adieux, alors ?
— Ne sois pas si dramatique me taquine-t-elle en me caressant doucement la joue. C’était très chouette ce qu’on a vécu. Tu es vraiment adorable, tu sais ?
On échange un dernier baiser. On se prend dans nos bras. Puis je la regarde partir en me liquéfiant de l’intérieur. Parfois, quand je baisse ma garde, il m’arrive de repenser à elle. Les souvenirs surgissent comme un lièvre sous les phares de ma conscience. C’est doux par moments, mais douloureux le plus souvent. Je n’ai jamais essayé de la recontacter. Je préfère la laisser me hanter à l’état de spectre, l’interminable queue d’une comète qui a traversé ma vie avec fulgurance. Je pense avoir moins peur de la solitude depuis que je l’ai rencontrée, car j’ai compris que nos fantômes peuvent aussi se faire compagnons de route.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.