Ivre de rage, un homme décide d’agir contre le tourisme de masse qui a envahi son village de Méditerranée. Balle après balle, sur un ton prophétique, il s’attèle au nettoyage des rues et de la plage. Qui sera capable d’arrêter un tel engrenage ? La police ? L’amour ?
Avec Crève Touriste, feuilleton en quatre épisodes, Sébastien Planas livre un texte d’une rare puissance, et interroge cette possibilité de violence qui, en nous, attend la bonne étincelle.
— Allo ?
— Quoi ?
— C’est moi.
— Qui moi ?
— Moi.
Long silence. Les autres se retourneront et avec des voix sans timbre, des voix soufflées, des voix qui parlent sans parler, ils voudront savoir qui est de l’autre côté. Je ferai un geste genre fermez-la, et ils verront bien à mes sourcils froncés, à ma tête baissée, à ma main ouverte tendue vers eux, comme pour arrêter quelque chose, qu’il vaudra mieux ne plus parler.
J’entendrai de la respiration à l’autre bout, et cette respiration je la reconnaîtrai. La première chose que je demanderai ce sera la chose qu’on demande sans savoir pourquoi, à chaque fois qu’on téléphone à quelqu’un, sans savoir quoi dire juste, comme ça. Je dirai ça va t’es où ? Je suis là à côté de la maison bleue me dira N. La mélodie de voix sonnera comme peuvent sonner les notes de dizaines de dizaines d’années d’amour. Je regarderai dans la direction qu’elle m’aura indiqué. Je la connaîtrai bien cette maison bleue.
Je me lèverai, et devant ma chaise, je ferai un ou deux pas. Je voudrai juste voir N., mettre l’image sur la voix collée à mon oreille. Mes jambes se tendront et mon pied gauche, sans que je ne me pose de question, élargira son périmètre, en se calant plus loin sur le côté. Ce sera pour me permettre de me pencher sans tomber et ouvrir mon angle. Alors je regarderai en direction de la droite, vers là où N. m’aura dit qu’elle se trouve. Je verrai tout le bleu de cette maison, construite par un fiancé de retour, il y a des siècles, par amour. Je verrai le bleu de la maison, c’est-à-dire le bleu de la façade et le bleu du toit éclairés par des projecteurs municipaux, pour que ce soit joli quand on se promène, et éclairés exceptionnellement maintenant par des projecteurs énormes de la police, que je découvrirai une fraction de seconde, des projecteurs comme ceux du cinéma.
Et là c’est vrai je verrai N. le bras levé faisant coucou. Je la verrai avec ses cheveux bruns et ondulés, dans une robe fleurie, comme elle en met quand on va manger une glace. Ce sera pas long, mais j’aurai le temps, je saurai pas pourquoi, de repenser à une fois où en mangeant la glace j’aurai fait semblant de tomber, juste au bord de l’eau, devant cette maison bleue. Elle m’aura dit t’es con. Je suis sûr que je penserai à ça, ou à un autre détail commun, exclusivement commun, comme en ont tous ceux qui s’aiment. Je suis là c’est fini tes histoires de touristes. On rentre maintenant. Voilà ce que j’espèrerai qu’elle me dise au téléphone. Ça durera moins d’une seconde, comme dans le vieux film où le type a un accident de voiture et pendant l’accident tout est ralenti et en vrai c’est tout le film qui se déroule.
Et puis d’un coup, je verrai la vitre se déstructurer en centaines de pièces aux formes aléatoires, d’une taille équivalente, comme un puzzle hyper compliqué, et se diriger avec lenteur vers le sol. Au ralenti comme quand on filme la pluie avec la fonction ½, et qu’après on voit chaque goutte se déplacer dans l’écran parallèlement et sans précipitation. Le bruit sera net.
Là, en même temps, je percevrai un choc, une sorte de collision minime, et ma tête partira en arrière de façon brutale. Un mouvement sans raison et inattendu.
Ensuite, tout basculera, mon corps se détendra, mon équilibre ne sera plus assuré par aucun de mes muscles, et je tomberai à la verticale dans un relâchement total. Comme plus tôt dans la journée je l’aurai constaté sur les passagers du petit train, mon corps se ramollira, sans mouvement de transition, sans mouvement de résistance, et ma tempe heurtera le sol avec un rebond unique. Lorsque mes épaules et mon crâne toucheront le sol, je n’éprouverai rien à ce choc qui puisse être nommé douleur. Rien qui puisse être nommé du tout. Je serai en carton. Je sentirai sur ma peau comme une effervescence, pareille à celle qu’une fois ou deux j’aurai éprouvée déjà, à l’injection d’anesthésiques. Mon corps sera présent sans l’être, et deviendra une chose avec laquelle je n’entretiendrai qu’un rapport extérieur.
Le puzzle de verre se déplacera suivant la gravité. Sans encore que tous les éléments soient au sol, je remarquerai avec calme la baisse de la luminosité. Le monde s’éteindra. Pour être plus exact ce seront mes yeux qui s’éteindront au monde. La sensibilité de mon regard décroîtra, sans beaucoup de degrés, et lorsque les premiers sons de bris de glace me parviendront, je ne verrai presque plus.
Au sol, je serai replié avec un bras sous le ventre, dans une torsion incongrue, et je ne pourrai rien y changer. La tête posée, je distinguerai en format portrait ce qui devrait l’être en paysage, par exemple un type ouvrant la porte avec l’air en colère, et des sortes de cosmonautes se précipitant avec lui. Avec leurs armes, ils montreront ma direction. Ce sera ma dernière image. Le noir se fera sans besoin de fermer les paupières. Un noir absolu et froid.
Des voix humaines feront des cris animaux. Ce sera dans toutes les langues et dans aucune. Comme si j’étais dans une forêt étrange et lointaine, spectateur d’une cacophonie sauvage, et indifférente à moi-même. Des cris stridents en i et des plaintes larmoyantes en ou. J’entendrai tout. Très bien.
Je sentirai au loin des sursauts dans mon corps. Peut-être des balles supplémentaires offertes par quelque officier zélé. Peut-être des spasmes inédits causés par telle ou telle fonction d’organe. De ces spasmes j’aurai les informations, mais aucune douleur. Ce sera comme si on m’envoyait un recommandé, disant à toutes fins utiles nous vous avisons qu’on vous tire dessus. Je m’en foutrai.
Je ferai des efforts démesurés. J’essaierai de bouger. Comme la fois avec mon enfant où on se sera amusés, il aura été petit, à pousser un des murs de la maison. Tous les deux on se sera penchés, les bras tendus les joues rouges à cause des efforts, et le mur n’aura pas bougé. Ça l’aura étonné mais il aura ri de son propre étonnement et moi aussi j’aurai ri.
Je sentirai tout. Les liquides s’évacueront hors de moi, la pisse et le sang. Ce sera tiède et j’aurai honte. Les cris continueront. Avec des voix qui n’appellent pas à être refusées, des hommes demanderont des choses comme de lever les mains, de se mettre au sol, de se taire et de se calmer. De sortir aussi. Les gens, je veux dire ceux qui l’instant d’avant étaient mes otages, ils remercieront avec des mots pleins de sucre.
J’entendrai un homme, autoritaire et administratif, qui demandera est-ce qu’il vous a fait du mal ? Un des otages dira oui c’était une brute un sauvage, il dira on a dû lui obéir parce que sinon. Je n’éprouverai pas de haine pas de rancune. Un touriste rien de plus c’est ce que je me dirai.
On me retournera. Je sentirai le sol froid contre mon visage. J’entendrai les bruits métalliques de mes armes, poussées au loin par des coups de pied. Partout on me palpera. Et puis j’entendrai des termes techniques, des termes qui m’échapperont, ce sera des mots propres à ce petit groupe que j’entendrai s’affairer autour de moi.
Quelqu’un demandera où est-il ? Ce sera N. C’est là comme on remarque les choses par leur absence, que je remarquerai que, dans ma poitrine, mon cœur aura cessé de battre.
Un des hommes en intervention dira des avertissements, il fera il vaudrait mieux pas. N. s’opposera et N. quand elle s’oppose celle-là y a rien à faire. Elle dira je veux rester seule avec lui. L’homme demandera aux autres de sortir. Bien sûr des voix d’hommes s’opposeront, avec un champ lexical autour de la sécurité et de la procédure, mais la première voix dira sortez, vous êtes des monstres comme lui sinon. Alors il n’y aura plus rien, que du silence, et près de moi, tout près dans le creux de l’oreille, la voix de N. Là je pleurerai. Je découvrirai que oui, même le cœur à l’arrêt, pleurer c’est possible.
Ce que N. me dira avec lenteur ne me paraîtra pas cohérent. Elle me dira des mots de félicitation sur ce que j’aurai fait. Elle me défendra, dans des mots choisis, au sujet de cette action. Alors j’éprouverai un sentiment horrible. Un sentiment atroce. Comme si j’étais une feuille de papier qu’on déchire, et que les mains qui tiennent la feuille pour la déchirer c’étaient les mains de N. Mon âme se contractera. Mon être profond, pas mon être physique, parce que l’être physique c’est rien dans cette situation, mon être fait d’émotions, de souvenirs et d’espoirs, et de tout ce qui fait une vie se déchirera, avec un bruit intérieur, une douleur intérieure hors du commun. Et puis elle partira. Mon amour s’en ira. Là je serai seul. Vraiment seul. J’entendrai un bruit sourd un peu comme quand petit j’avais mis mon oreille minuscule contre un gros coquillage froid. Cette sorte de souffle sous-marin s’estompera.
Et ce sera tout.
FIN
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