Dantec, l’espérance et moi
Nos rédacteurs relatent leur rencontre avec un auteur en particulier et les conséquences de cet événement, qui souvent agit comme une révélation, sur leur vie et leur rapport à la littérature. Maximilien Friche inaugure cette série avec Maurice Dantec.
Dantec est l’écrivain de ma génération, celle qui se qualifia post-tout, Dantec est l’écrivain qui m’a modifié. Comme le dernier sacrifié du verbe, l’écrivain-bibliothèque a misé tout son être pour sanctuariser notre civilisation et livrer les glaives de la vérité. Son œuvre est une boîte noire à retrouver après la chute… Un jour, j’ai rencontré le patron en vrai pour un long entretien, j’avais travaillé avec lui pendant des mois avant, nous avions amorcé une discussion sans fin… Il s’agissait d’écrire Satellite Sisters, il s’agissait de se relier dans le futur, il s’agissait d’Espérance.
Dans ce grand appartement vide, une ombre courbée passait, de la cuisine à la chambre, de la chambre au grand salon. C’était lui le patron, le grand écrivain de ma génération, l’arche vivante de notre civilisation perdue, le prophète, l’extra-lucide, le dernier sacrifié du Verbe. Le cyberpunk avait des allures de Gainsbarre. Il faut dire qu’il était dans les temps de la fin, c’était inespéré pour celui qui chérissait tant l’apocalypse. Il était déjà dans son agonie, salle d’attente du coup de grâce, ultime récompense pour l’écrivain catholique du futur. Je le regardais aller et venir dans son dernier refuge. J’étais à une distance infinie. Comment le rejoindre ? J’attendais le moment de grâce, dans un mélange de tranquillité confiante et de perplexité. Maurice G. Dantec avait fini par s’assoir à l’endroit indiqué. Espèce de club aux hauts accoudoirs en plein centre du beau salon vide. Il y avait deux projecteurs de lumière, on s’affairait autour pour régler le chaud et le froid, plein phare pleine face, ambiance Actor-Studio. En plein après-midi, l’obscurité avait été faite dans la pièce. Impossible désormais de se situer dans le temps ou dans l’espace. Nous n’avions qu’un écrivain pour nous repérer. Il avait enfilé cuir et lunettes noires et je pensai à une phrase reçue une nuit de lui : « Je serai le clown de service comme d’hab. Le type-avec-les-lunettes-noires. (…) Je retourne sur la Lune. On y tue. (…) Je suis né trop tôt pour Mars. »
Par quel hasard j’étais là ? À force de mendier ma vie auprès de quelques revues littéraires et d’écrire sur tout, on finit par se faire remarquer. J’étais à RING, la revue la plus hype de l’époque. C’était aussi le rassemblement des grands lecteurs de Dantec, une sorte d’avant-garde cherchant à devenir confrérie. Et puis il y eut le Vortex, la communauté de lecteurs de MgD. Je l’animais avec mon acolyte aujourd’hui perdu de vue. Mon côté rive-gauche collait assez mal avec la cohorte des fans biberonnés à la SF, aux jeux vidéo, au heavy métal ou au post-punk. Il faut dire que je faisais partie des tard venus, de ceux qui découvrirent Dantec avec les journaux métaphysiques de 1999 à 2000. Bien sûr, après j’ai tout lu, du début à la fin, j’ai tout relu aussi. Quand on aime un auteur, il devient notre demeure, on ne peut pas faire autrement que d’y revenir pour s’y retrouver. Tous n’étaient pas fins dans le Vortex. Quelques acnéiques mal dégorgés attendant le grand soir de la Reconquista demandaient l’ordre de passer à l’acte… Pauvre littérature. Pauvre écrivain. C’est dur d’être aimé par des cons. Il a donc fallu clarifier. Nous intimions avec grandiloquence la nécessité de nourrir l’écrivain, de lui livrer le monde pour qu’il en fasse du futur. Un écrivain vous lit pour écrire. MgD is watching you ! Le Vortex devait être zone d’essais littéraires. L’écrivain du futur n’avait plus besoin de muse juste d’un bac à sable. J’étais un des deux gardiens du bac à sable.
Dans l’appartement devenu nuit, ce jour de réalisation de promo, nous étions donc deux face à un. Il ne pouvait pas nous voir en contre-jour de la lumière froide qui l’inondait. Les réglages avaient été longs. Un peu plus à droite, un peu plus à gauche. Le monstre docile suivit les consignes pour proposer son meilleur trois quarts de profil. Il fumait du métal. Jamais vu ça. Importation. Un tube d’acier d’où sortait une haleine brûlée aux odeurs d’encens. Dans les volutes, dans la lumière, le dernier écrivain du siècle, du millénaire, de tous les temps, apparaissait. Il se révélait. Et là, c’était désormais à nous de jouer. On avait préparé nos questions, on n’avait pas besoin de se mettre en scène, nous serions coupés au montage. On ne servait qu’à faire parler le patron. Pendant trois heures. Long fleuve. Le sentiment d’être au diapason, de se comprendre avec intimité, dans le haut débit de son verbe, avec ses néologismes technologiques qui sont déclenchés comme des coups de cymbale, avec ses ellipses maniées comme des syncopes, au travers de ses aphorismes saturés, dans sa respiration et son souffle de vapeur étrange… Nous nous comprenions. Dantec s’était mis à parler dans une novlangue comme les saints parlent en langue. L’ellipse littéraire était remplacée par une technique de compression du texte, pour augmenter encore le nombre d’informations pouvant s’inscrire dans le crâne des lecteurs, des élus. Nous avions l’intime conviction que l’écriture pop de Dantec nous élevait, nous plaçait en apesanteur avec ses héros. Fus-je augmenté par Dantec ? Modifié, ça c’est sûr.
Il faut dire que cela faisait des mois que nous baignions à trois dans Satellite Sisters. Nous étions les lecteurs-correcteurs commis d’office par l’éditeur pour conduire l’écrivain à accoucher du chef-d’œuvre. Un de plus. Lecteur-correcteur commis d’office. Ça ne se refuse pas. Et pourtant quel usurpateur je fais ! « Maximilien, je ne vais pas vous envoyer une armée de Serbes, mais le cœur y est. » 31 décembre 2011, Maurice au téléphone. J’aurais pu lui répondre, s’il l’avait déjà écrite, par sa propre phrase : « Vous êtes le seul soldat professionnel que je connaisse, ou dont j’ai entendu parler, qui fasse de la littérature une arme de combat opérationnel. » mais je n’étais pas Toorop. Si le propos de Maurice manifestait un agacement paternel à mon encontre, c’est que j’avais commis une note de lecture deux jours plus tôt sur Satellite Sisters et j’avais employé le mot illisible. Cash. À l’écrivain que j’admirais, j’avais osé dire illisible.
Retour à l’entretien vidéo. Témoins comme des apôtres. À nouveau timides après tant de mois de complicité. Redevenus simples fans après des mois de travail en commun. Plus il nous répondait, plus j’avais l’impression de diminuer. La disproportion entre lui et nous était évidente. Pendant des mois, nous avions œuvré à ses côtés. Chacun chez soi, reliés dans une boîte mail. Du bleu, du rouge, du vert. Notre pain quotidien était une page de Satellite Sisters. Maurice nous envoyait le morceau. Je corrigeais en bleu. Les innovations stylistiques en ligne de mire. Comment corriger quelqu’un qui s’efforce que rien ne paraisse calculé tout en faisant en sorte que rien ne paraisse improvisé non plus ? Il y avait bien de quoi craindre l’effet domino. Maurice acceptait nos corrections, faisait une contre-proposition et puis on tombait d’accord. Plaisir de rabâcher ce texte, de l’habiter, de faire corps avec lui. J’ai vécu l’épisode de la forêt amazonienne, forêt-arme-lumière, des tonnes de fois. Nous avons écrit, lu, relu et nous nous sommes reliés.
Alors qu’il n’était qu’une ombre avant, Dantec semblait désormais plus solide que jamais. Nous assistions, un peu médusés, au retour en grâce du moribond, à la renaissance du Phénix, magnifique, métallique, précis. La rencontre avec l’écrivain fut d’abord la rencontre avec l’homme revenu de la mort. « À deux heures de la mort assurée, j’ai attaqué SatSis… » Maurice revenait de la mort. Un revenant, un ressuscité comme Lazare. C’est-à-dire un mort qui y retourne, un miraculé en sursis. Moi qui avais osé lui dire que le lieu de l’écriture était nécessairement aux enfers… Dantec était allé visiter le dit-lieu. Samedi saint, le rideau est déchiré depuis la veille pour permettre le spectacle, la fiction, la science-fiction. Avec Babylone Babies, il était de ceux qui avaient sondé le mal absolu, il pouvait se permettre d’écrire dans Satellite Sisters son aspiration démesurée au transcendant, sa folle espérance. L’écrivain de la Noire se fit lumineux, il n’avait pas été saisi par ses propres ténèbres. Les trois heures d’entretien filmées nous prouvaient que Dantec avait toujours ce scintillement de l’omniscient au coin de l’œil. La vidéo est introuvable sur le net, disparue depuis sa fâcherie avec l’éditeur. En attendant, j’entends sa voix, les premières notes annonciatrices du fleuve redoutable, chargée des glaives de la vérité. Nous étions dans le futur de l’écrivain catholique, avec lui. Ivres de connaissances, nous nous sentions capables d’être reliés à l’âme du monde, incorporés au cosmos, dans un éternel road trip à rebours. Satellite Sisters était notre fil rouge. J’ai encore mes questions dans un de mes carnets.
Satellite Sisters a bien pour moi la marque, le sceau du dernier opus et Les Résidents qui l’a suivi, celui de l’outre-tombe. Satellite Sisters est le seul roman véritablement lumineux de MgD, de cette lumière que l’on chope quand on a une expérience de mort clinique. Dans ce space opera, chaque personnage féminin permet un développement particulier de l’aventure, sa continuation, une étape supplémentaire dans la fuite vers l’infini. Je parvins à lui dire tout ça. Ce féminin semble détenteur du secret de la création et pour cela doit être protégé à tout prix. C’est la mission de Toorop, c’est ce qui justifie le départ de l’île-sanctuaire. Et petit à petit, ce féminin finit par protéger en engendrant. Nécessaire pour permettre notre fuite, le féminin apparaît au final comme le tabernacle du secret de la suite. Disons-le, la vraie nouveauté portée par Satellite Sisters résidait dans l’Espérance que nous rencontrions à la lecture du roman. Je lui dis. Nous avions beaucoup parlé d’Espérance dans nos échanges en décalage horaire Nuit-Jour. L’écrivain sacrifiait ses héros, pas grave puisque le livre allait leur survivre. Dantec avait écrit le roman où l’Espérance était une aventure. Il le dit à sa manière sombre et grave. Elle y est appréhendée via l’exil comme mode de vie, le pèlerinage comme mode de survie. Le road movie horizontal à travers les mers, la forêt amazonienne, Las Vegas, devient vertical vers le Las Vegas orbital, la lune, Mars… Depuis la guerre de tous contre tous, la fuite devient le mode d’évolution de l’humanité pour s’adapter, survivre au mal qu’elle a elle-même engendré.
Trois heures de nuit en plein jour, trois heures non saisies par le bruit du monde. Notre camp est donc la fuite comme ce fut toujours l’exil pour Dantec. Il y a toujours l’espérance d’un au-delà, plus loin que le Québec, plus loin que la Lune, plus loin que Mars… Plus loin que notre corps piteux, dans l’écriture ou la mort. Son œuvre est une boîte noire, une arche pour sanctuariser l’humanité qui est en train de passer. Voilà le refuge pour les quelques zombies métaphysiques incapables d’être incorporés au corps social postmoderne que nous sommes. À la fin de l’entretien, j’avais dans les mains le premier texte transfiguré de Maurice. Le réel revint dans le grand appartement vide, il faisait maintenant nuit, j’étais rempli de lui. Plus tard, Maurice G Dantec est mort. C’était possible, nous le savions, car cet homme avait tout écrit, il pouvait dire tout est achevé.
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