Une émotion que l’on ne devrait jamais restreindre : la colère. Ici, la colère, c’est la vie qui reflue, anime et désagrège. La colère que rien ne restreint détruit, elle doit trouver son exutoire. Que diriez-vous d’un morceau de trompette ? Dans ce texte d’une grande poésie, Emma Georget nous livre le morceau enivrant d’une colère indomptable.
Écoute cette façon qu’elle a, la colère, d’esquisser le premier mouvement, le bruit qu’elle fait en tournoyant, comment elle s’immisce dans ce corps en désaccords, à pousser hors de ces lèvres balafrées des sons sans maître ni souverain, et regarde aussi comme elle est sombre quand elle s’extirpe, noire comme un morceau de fusain ; elle détone, si profonde que tu ne sais même plus d’où elle vient, ses racines si loin dans tes entrailles, que tu ne sais même plus pourquoi elle est là, la colère – mais elle est bruyante et aiguë, à la fois ancienne et juvénile, et tu es certaine d’une chose, c’est qu’elle est là. Qu’elle est grande et furieuse, sans visage mais partout familière dans ta chair, dans tes os, dans ton sang, dans ton cœur, et si pleine, obscène, que la seule chose qui reste à faire, c’est de la balancer sur scène.
Dans un club du cinquième arrondissement par un soir d’été larmoyant, tu revêts l’uniforme que tu t’es imposé – une chemise en coton gris chiné, un pantalon d’un bleu si foncé qu’il en paraît noir, des bottines à lacets que tu portes une taille trop petite et qui serrent tes pieds à la manière d’un serpent, avec force et sans laisser de place pour respirer. Ça t’ancre à la réalité, au matériel, à la peau brune de la scène, cet accoutrement. Tu as volé l’idée des chaussures à Davis ; les fermer jusqu’au malaise, tu sens le picotement ronfler dans tes jambes avant de les engourdir complètement. Tu sens la colère prendre le chemin de ton cœur, s’immiscer dans son coffre et le pourrir de rancœur. Alors, tu attrapes ta trompette qu’il faut encore que tu accordes. Ta bouche goût laiton sculpte le galbe de tes émotions. Tu traces la géométrie de ta colère dans l’instrument, dans son timbre strident comme celui des fantômes du vieux pays qui te hantent et te tourmentent, te susurrent à l’oreille de longs phrasés improvisés que tu retiens sans le désirer, mais que ton pavillon métamorphose en quelque chose de grandiose.
La nuit est tombée, un drap noir pétrole s’est déposé sur la ville sans fracas. Dans la rue, l’ivresse éclabousse l’air, le patchwork lumineux des enseignes peint le béton de rouge et de bleu, et la porte d’entrée du club dégueule de gens venus écouter ta colère, seulement ils n’en savent rien – du feu que tu contiens à coups de partitions, de sons, d’accents rythmiques syncopés. Tu souffles dans ta trompette en attendant que le silence vienne combler la pièce et puis quand c’est fait et pas même une respiration pour le brouiller, tu te retournes. Tu montres le dos au public, tes épaules arquées sous le tissu de tes cheveux ; un autre truc que tu as emprunté au Prince des Ténèbres. Ce soir, la colère n’a toujours pas de visage, mais elle a une silhouette et dans son ombre se dévoilent des raisons de l’éprouver. Tu es en colère parce que tes rêves s’envolent ailleurs à l’image d’oiseaux migrateurs, parce que tu ne peux plus être jeune et stupide et prétendre que demain n’existe pas. Tu es en colère parce que la guerre sévit et que tu passes une grosse partie de ta vie à composer des vers et des mélodies, à jouer des bop bop qui retentissent comme les matraques des policiers. Sauf que non, ce n’est pas vraiment à cause de ça. Peut-être parce que tu es une fille, une fille à qui l’on dit de ne pas lâcher son boulot neuf heures dix-huit heures bien payé pour la musique, parce que la musique donne corps aux maux, qu’elle galvanise, attise les flammes, surtout les tiennes. Personne ne veut d’une fille en colère.
Un deux, un deux trois. Le compte sonne ton solo, l’exultation de sortir des sons sans père ni mère, des choses inconnues, étrangères avant d’avoir traversé la perce et d’être relâchées par le pavillon. Le rideau de tes paupières fermé, tes lèvres contre l’embouchure s’ouvrent pour épouser sa forme, l’air de tes poumons se vide dans la branche comme si tu étais résolue à créer une tornade à l’intérieur, tes doigts écrasent les pistons dans une chorégraphie improvisée. Ton corps se tend et vibre. En feu. Vibrations, liberté. Les notes fusent. Le jazz incite à la colère, il la lèche, lui fait l’amour, l’explore comme une amante jusqu’à en connaître les moindres lignes. Les yeux clos, pouvoir en retracer le chemin.
Laisser un commentaire
Vous devez vous connecter pour publier un commentaire.