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ÉPISODE III – CRÈVE TOURISTE

Ivre de rage, un homme décide d’agir contre le tourisme de masse qui a envahi son village de Méditerranée. Balle après balle, sur un ton prophétique, il s’attèle au nettoyage des rues et de la plage. Qui sera capable d’arrêter un tel engrenage ? La police ? L’amour ?
Avec Crève Touriste, feuilleton en quatre épisodes, Sébastien Planas livre un texte d’une rare puissance, et interroge cette possibilité de violence qui, en nous, attend la bonne étincelle.

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Une minute suffira à propager l’onde à travers les rues. Des enfants se précipiteront dans les magasins, encouragés par certains touristes plus réactifs que d’autres. Ils feront venez, dépêchez vous, allez au fond, il diront vite vite vite. Les portes se fermeront, mais pas toutes. Les rideaux se tireront, mais pas tous. J’avancerai dans la grande rue, celle qui va à la plage, et qui porte le nom d’un musicien. Sur le trottoir de droite, je ferai feu tous les trois ou quatre pas. La panique sera visible. Je serai fier de mes performances. L’entraînement aura été dur. Le travail ça paie. Je l’ai toujours dit à mon fils. 

Bien sûr pour certains je devrai m’y reprendre. Cette femme au sol, touchée à l’abdomen, gênera mon tir avec sa main tendue pour se protéger. Je me décalerai pour un meilleur angle. 

L’instant d’après comme par magie il n’y aura plus personne de visible. Sans savoir pourquoi un cri sortira de ma gorge. Ce sera un cri sourd et profond, d’une tessiture inédite, et qui m’effraiera moi-même. Dans mon cou, des pulsations à la limite du supportable. Ma Garmin vibrera avec un message incitant à un moment de méditation. Au bout de ma voix, au bout de ce cri, il n’y aura que le silence. Le regard vers le haut je verrai le bleu du ciel. Plusieurs oiseaux de mer passeront dans le champ, et je me souviendrai de ce que raconte Klein des mouettes qui polluent son bleu. Une balle inutile leur sera destinée. 

De l’autre côté un glacier avec une enseigne en forme de canard. Une balle pour le canard. Quelques pas. L’entrée. Main sur la poignée sans réel espoir. La mécanique fera clic. La porte vitrée s’ouvrira. À l’intérieur, dans l’angle de la salle rafraîchie, il y aura comme une portée de mammifères dérisoires, comme des rats, des mulots, il y aura cette demi-douzaine de touristes recroquevillés. Ça me prendra une bonne minute d’en venir à bout. 

Les hurlements très forts se transformeront progressivement en suppliques. À la fin, seuls des sanglots persisteront, puis des gémissements, puis rien. Je consacrerai du temps à surveiller d’éventuels mouvements, des signes de vie, par exemple de respiration ou des spasmes. Quelques balles zélées. Je rechargerai avant départ. L’air chaud de la rue fera un effet de contraste sur ma peau climatisée. Le silence sera total. Jamais je n’aurai vu ces ruelles dans un tel dépeuplement. La pente me fera descendre en direction de la mer. Quelques bruits dans les étages, comme des invitations qui me seront pas destinées. Je les ignorerai. J’espère que d’en haut on me filmera. 

Tous les trois ou quatre pas je ferai un tour complet. Au bout de mon bras et au bout de cette arme qui le prolongera, en continuation de la glissière, de l’autre côté du cran de mire, le guidon sera parfaitement aligné sur mon regard. J’aurai appris ces mots techniques dans un tuto qui m’aura entraîné, lors de quelques séances de tir, dans la campagne. Les mouvements précipités de quelques personnes que je verrai au loin ne produiront aucune espèce de son accessible à mes oreilles. J’y serai attentif, parce que sur fond de silence un sifflement permanent me sera pénible. Ils m’auront prévenu dans le tuto. Il faut porter un casque acoustique. Les dommages auditifs peuvent être irréversibles. 

Sur ma main droite une sensation de brûlure, à cause des microscopiques émanations de poudre corrosive. L’arme sera chaude, à la limite du tenable. Il sera temps d’en changer. Je m’accroupirai et mes genoux feront crac. Le sac ouvert je prendrai l’autre glock. 

À la plage, aucun être humain, hélas. Les humains sont bêtes je me dirai, et ils ont des défauts, certes, mais quand il s’agit de survie, l’instinct prend le relais, et les réactions sont d’une efficacité extrême. Il y aura des bruits. Comme les oiseaux dans la forêt les personnes alentours feront des signes vocaux qui me seront incompréhensibles. Des appels, des ohé, dans différentes langues, ich habe angst. Au fond, je comprendrai bien ce qu’ils diront. Il est là, il est là mon dieu, oh il est là, faites quelque chose, cachez-vous etc. En longeant la mer je remonterai sur la gauche. Comme sur mon dessin je prendrai la direction de l’objectif numéro 2. 

Je passerai sous les magnolias centenaires, avec leurs feuilles lisses et brillantes. L’ombre indifférente fera un effet de tunnel. Mes pupilles s’adapteront. Je passerai ensuite sous le porche des anciens remparts. À droite, quelques pas. Je reconnaîtrai la vitrine et la devanture aguicheuses, les vitrophanies sensuelles, comme des ombres de silhouettes déhanchées. Tout dans ces signaux invitera un homme à entrer. XLOVE. Alors pour la première fois j’entrerai. Je passerai les lamelles roses du rideau suspendu. Il y aura un guichet et personne. Un escalier raide, comme le sont les escaliers des maisons anciennes, mènera à un premier étage où le couloir sera indirectement éclairé par des leds minimales. Méthodiquement je m’arrêterai devant la première porte avec en rouge marqué Marylin. Deux coups d’épaule et elle cèdera. Dans le lit défait, personne. À gauche j’entrerai dans la salle de bains. Derrière le rideau de douche un homme d’un certain âge sera nu. Je pourrai pas m’empêcher d’observer son sexe minuscule et flétri. Il me tendra des billets en disant des choses dans une langue étrangère, du genre prenez prenez, mais laissez-moi, je vous en prie. Il pleurera ce minable. À côté, une fille noire mince et nue sera impassible. Je la tuerai en premier et nettement sans qu’elle ait à s’en plaindre. Le vieux redoublera de cris. Il se mettra à pisser sous lui. Avec un air de dégoût je tirerai. Sous l’effet de la traction de l’homme, agrippé dans un dernier geste, le rideau tombera. 

Dans la deuxième chambre il y aura M., je la reconnaîtrai même toute nue, assise sur le lit, avec son air du genre tu vas te calmer toi. Au moment de tirer j’hésiterai. J’imaginerai la prendre par la main, et lui mettre je sais pas moi un peignoir, puis l’exfiltrer en courant dans les ruelles, puis l’amener à la maison cette enfant, lui offrir du repos, quelques semaines de répit, de quoi se reconstruire, et avoir une autre vision de l’humanité que des vieux et sales touristes bedonnants pesant sur son ventre, en hahanant. Dans sa langue elle dira un mot qui montrera qu’elle saura ni qui je suis ni pourquoi je suis là, et qu’autre chose d’humain serait envisageable pourquoi pas. Inutile de parlementer. Une balle pour elle aussi. 

Seul un costaud dans la quatrième chambre tentera quelque chose. À mon entrée il se précipitera avec un cri. Il me touchera de ses mains dégueulasses et collantes, ses mains pleines de sécrétions. Il attrapera ma gorge, et très vite il fera un serrement. Dans son ventre je logerai deux balles à bout portant. Il tombera, et ses mains iront directement vers les trous dans sa peau. Le sang s’évacuera par à-coups minimes. J’irai dans l’autre pièce pour m’occuper de la fille, une latina. Je remarquerai en agissant les cheveux bruns sous un postiche blond.

J’irai vers l’hôtel, objectif 3, avec des rafales au hasard dont je serai le premier spectateur, dans le silence immense, et les bruits inhabituels de mes organes vitaux. À l’hôtel, il y aura des touristes. Plein de touristes. J’en prendrai trois quatre cinq, ce que je pourrai, et je les réunirai dans une pièce, et je leur dirai c’est pas un salon ici c’est votre abattoir si vous déconnez bande de touristes. Après ce sera long. Ce sera ma première prise d’otage. Je serai déterminé. Je ferai en sorte que ce soit la dernière. À l’avance, j’aurais réfléchi aux stratégies de la police. J’aurais réfléchi mais en vrai c’est pas compliqué. Des possibilités il n’y en aura pas cinquante. Ce qu’il faudra c’est du courage. En regardant les touristes, mon courage, je l’augmenterai. Ce sera long. Avec les touristes sous la menace, on organisera la pièce. On attendra. Je ne leur répondrai pas. Là devant la vitre, les chaises seront espacées, et je verrai leur nuque.  C’est vrai que je commencerai à m’inquiéter. Normalement il n’y aura pas de risque, tout aura été calculé. En face rien pas d’angle et les bateaux ils seront tellement loin. Au fond du salon je serai protégé dans la pénombre. 

Mais là le téléphone sonnera en clignotant, et je dirai à tous fermez vos gueules. 

FIN ÉPISODE II


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