Une île

L’île, cet endroit isolé et livré aux caprices du vent et des eaux, peut facilement en décourager certains. Pour d’autres, elle est pourtant un refuge, qu’il faut parvenir à écouter et comprendre. Un texte sensible de Juliette Delécaut Bossut.

Il y a une île. Et il y a quelqu’un qui vit sur cette île. Moi. Ça n’a pas toujours été moi, bien sûr. Une île existe bien avant que quelqu’un ne la trouve, et bien après. Et je ne l’ai jamais trouvé, d’ailleurs. J’ai toujours vécu là. Moi, mes parents, ma famille. C’est notre île, elle porte notre nom. Ou plutôt, c’est nous qui portons son nom. Mais maintenant je suis seule. Seule sur l’île, seule avec l’île. Mes fils sont partis. Ils sont mariés, et moi je suis grand-mère. Je ne les vois pas souvent. Pour rejoindre le continent, il faut près d’une heure en bateau. Alors évidemment, ce n’est pas moi qui garde les enfants après l’école. Une fois par an, ils viennent passer les vacances ici. Des jours durant ils sont sur mon île à jouer, courir et crier. Parfois, le soir, je m’assois seule dans mon salon et je compte. Plus que cinq jours. Deux. Quelques heures. J’ai hâte qu’ils s’en aillent. Et je le redoute. La solitude est une malédiction d’autant plus violente qu’elle n’est pas totalement dépréciée. Et puis je ne suis pas seule, j’ai mon île. 

Il y a les moutons aussi. Une trentaine, durant l’hiver. Plus au printemps, lorsqu’ils se reproduisent. C’est moi qui leur donne le biberon, moi qui les soigne quand ils se blessent, et moi encore qui les emmène à l’abattoir lorsqu’il est temps. En été, dès qu’il commence à faire chaud, ils passent la nuit dehors, et la journée aussi. Alors je les fais tous sortir et je ferme les portes de leur enclos. Je tonds l’herbe, je la fais sécher, puis je la mets dans le silo où elle me servira à les nourrir lorsque l’hiver sera venu et que les terres redeviendront stériles. Parfois, mes fils sont là pour m’aider, mais généralement je fais tout toute seule. Je suis vieille sans l’être. Sur une île, on est dépendant de son corps, alors on ne vieillit pas. On est jeune puis on meurt. Et on est enterré dans le même sol que celui sur lequel on a vécu, là où les moutons qu’on a fait grandir viendront paître durant l’été. 

Mon île. J’ai toujours hésité à l’appeler comme ça. Ce n’est pas mon île. C’est une île, et une île n’est à personne. Elle est beaucoup trop pour appartenir à qui que ce soit. Trop quoi ? Trop tout. Mais elle m’est familière. C’est une vieille amie, dont la voix aux accents de vent venait me bercer lorsque je n’arrivais pas à dormir. C’est sur elle que j’ai effectué mes premiers pas. Elle qui a gentiment accepté que je coure et tombe et hurle sur sa terre lorsque j’étais une enfant. Et ce sont ces eaux qui m’ont caressée pour la première fois, quand je découvrais la sexualité.

Lorsque mon mari est venu vivre avec moi, c’était une amante jalouse. Toujours la pluie se mettait à tomber lorsqu’on se glissait dans notre lit, et je devais sortir en courant pour rentrer les moutons. Lorsqu’il allait sur le continent, le courant était si fort qu’il devait souvent retarder son retour de quelques jours. Elle ne l’aimait pas, c’était évident. Et lorsqu’il est parti définitivement, me laissant seule avec deux garçons à peine plus âgés que des bébés, elle est redevenue l’amie nourricière que j’ai toujours connue. Le potager au fond du jardin, celui qui me permet de m’alimenter sans devoir aller sur le continent trop souvent, n’avait jamais été aussi fertile. Durant plusieurs années, les pluies ont été calmes, le soleil brillait, les tempêtes me manquaient presque. Mes garçons ont fait leurs premiers pas, ils ont grandi, écoutant avec attention tout ce que je pouvais leur apprendre de la vie sur l’île. 

Et lorsque ça n’a plus suffit, ils sont allés à l’école, ne revenant qu’une fois par semaine, puis une fois par mois, et bientôt une fois par an, avec femme et enfants. Des enfants qui n’ont pas appris à marcher sur la terre de l’île, mais dans une petite maison confortable, en haut d’une butte, des enfants qui ne savent pas reconnaître les plantes, les vents, les courants, qui n’ont jamais appris à aimer l’île comme moi je l’aime. 

Alors j’étais de nouveau seule, seule sur mon île. 

Je suis la dernière, je le sais. La dernière à vivre ici. Mes fils n’ont aucun intérêt à déménager, leurs femmes n’accepteraient jamais de vivre si loin de leur propre famille. C’est un choix qu’eux ont fait, ou plutôt un choix que j’ai fait pour eux. Il faut aller à l’école, si tu veux apprendre à lire. Moi aussi j’y suis allée, et je ne m’en porte pas plus mal. Le continent c’est beau, tu verras de nouvelles choses. Et tu reviendras lorsque tu auras un diplôme. Tu seras avec moi, et on te construira une maison. C’est là que tu habiteras, avec la femme que tu auras rencontrée lors de tes études. Ne t’inquiète pas, tu ne resteras pas sur le continent longtemps, seulement quelques années. Je t’attendrais : ce n’est pas comme si l’île allait bouger ! 

J’y croyais, lorsque je leur disais ça. J’étais bien retourné sur l’île après mes études, moi, et mon mari m’avait suivi. Mais eux ont voulu rester sur le continent. Toutes ces nouveautés, cette vie si facile, ça leur a tourné la tête. Ou peut-être qu’ils n’aiment pas l’île comme moi je l’aime. Ils ne veulent pas me le dire, mais je crois que maintenant ils ont du mal à voyager en bateau, ils ont le mal de mer. Moi, c’est quand je ne suis pas entourée par les vagues, le corps fouetté par le vent, la tête martelée par la pluie, que je suis malade.

Je vais mourir ici, sur l’île. Peut-être qu’elle deviendra mienne, lorsque nos deux corps ne feront plus qu’un. Ça ne me dérange pas. Je veux être enterrée là où j’ai toujours vécu. Je suis presque impatiente d’enfin rencontrer cette amie qui m’a accompagnée toute ma vie. Et puis je suis curieuse. Qui trouvera mon corps, lorsque l’heure sera venue ? Maintenant j’ai le téléphone. Je suppose qu’un jour on s’étonnera que je ne réponde plus aux appels, et quelqu’un fera le déplacement. Un de mes fils, peut-être. 

Je vais mourir ici. Ça ne me dérange pas. Ce n’est pas comme si j’avais le temps d’y penser, de toute façon. D’ailleurs, il faut que j’y aille. Je dois aller nourrir les moutons.

Juliette Delécaut Bossut.


Publié

dans

par

Étiquettes :

Commentaires

Laisser un commentaire