Charles Juliet

Ma rencontre avec Charles Juliet #2

Nos rédacteurs relatent leur rencontre avec un auteur en particulier et les conséquences de cet événement, qui souvent agit comme une révélation, sur leur vie et leur rapport à la littérature. Manon Lopez, aussi connue sous le pseudonyme de La femme plume, continue cette série avec Charles Juliet.

En 2010, encore au lycée, je « rencontre » Charles Juliet. Je ne savais pas encore que ce dialogue établi avec l’écrivain au fil de ses mots changerait ma perception de la littérature, et surtout, de ma vie – pour être en quête de toujours plus de lumière.

2010.

Ma professeure de français nous impose de lire Lambeaux (1995) de Charles Juliet, dans le cadre du bac littéraire. À l’époque, j’avais seulement 17 ans et je me nourrissais déjà de ce que j’appelais la « grande littérature » : Diderot, Hugo, Camus… Des noms de toutes les époques qui représentaient les génies de la langue française. Ils m’inspiraient, et l’écrivaine qui naissait en moi ne cessait de les lire, de boire leur vocabulaire exquis. Quel fut mon étonnement de ne pas connaître ce Charles Juliet ! Et surtout, de voir sous mes yeux un si petit livre qui deviendrait, sans que je le sache, le livre de ma vie. 

À peine les premières lignes de Lambeaux entamées, je me surprends à pleurer. Les émotions m’envahissent. J’ai l’impression de connaître cet homme qui me parle, au-delà des mots : Charles Juliet dialogue avec des parties de ma jeune âme que je n’avais pas encore rencontrées. Il s’adresse directement à l’ado un peu différente, bizarre, qui ne s’adapte pas toujours, « hypersensible », comme on dirait aujourd’hui de manière téléphonée. Oui, c’est la rencontre. Nous avons tous un écrivain qui a changé notre perception du monde, qui a su écrire les mots qu’on ne pourra jamais écrire. Charles Juliet, d’une plume légère, et pourtant si tranchante, parvenait à réunir mes pensées les plus profondes, à m’entraîner dans cette quête du soi, qui souvent d’ailleurs, débute à ce jeune âge. Une quête lumineuse qui passe obligatoirement par l’épreuve de la solitude et du mutisme, similaire à la carte du Tarot, l’Hermite. Il décrit parfaitement cette façon de voir ses propres mots dans son anthologie personnelle (1990-2012) Pour plus de lumière : « Tous mes poèmes sont nés de mon aspiration à vivre pleinement de la nécessité de m’unifier, de naître à moi-même, de faire éclore et grandir en moi la lumière dont j’avais un irrépressible besoin. »

Chez Charles Juliet, l’écriture est une brèche permettant à la lumière de jaillir, d’éclairer l’obscurité du mutisme. Chaque mot posé est une route qui mène à la liberté – une route périlleuse, mais que le lecteur, à la manière du poète, est tenté d’emprunter pour explorer la vérité de son être. Il est pourtant un écrivain aux multiples facettes : il élabore son Journal depuis 1957, remporte le prix Goncourt de Poésie en 2013, et réinvente le genre autobiographique à travers son œuvre Lambeaux par un entrelacement du « tu » et du « je » s’adressant ainsi à ses deux mères – sa mère biologique et sa mère adoptive. Pour plus de lumière est en elle-même un hommage à sa recherche personnelle, sculptée au fil du temps, à ce combat ascétique mené contre les ténèbres.

Une plume d’acier dans un écrin de dentelle.
Voilà comment l’ado de 17 ans que j’étais décrivait les mots de Charles Juliet. Et, au fil de mes lectures, des années à le découvrir et le (re)découvrir avec l’âge, cela s’est révélé vrai. Sa plume est une poésie à la fois douce et violente, et on le comprend à travers les événements qui ont marqué sa vie, s’entremêlant à son expérience poétique.  Les différentes publications de son Journal intime sont témoins d’une évolution personnelle en parallèle d’une évolution artistique. Les deux sont intrinsèquement liées et se façonnent en résonance. Mais, pour cela, il faut également revenir à l’origine de la plume, le mutisme, né d’une violence camusienne : celle de la perte de sa mère. 

Lambeaux grave dans l’éternité ce deuil insoutenable, doublé d’une douleur sans précédent puisque Charles Juliet se voit dépossédé de sa mère à l’âge de trois mois, cette dernière étant internée dans un hôpital psychiatrique suite à ce qu’on nommerait aujourd’hui « un baby blues ». À l’aube de la Seconde Guerre mondiale, elle subira malheureusement le sort réservé aux dépressifs : elle mourra entre quatre murs, dans la solitude la plus totale – dans l’oubli. Une mère qui n’aura jamais pu s’exprimer, venant d’un milieu paysan rustre où les émotions devaient se taire. Cette image poursuit Charles Juliet dans sa chair poétique puisqu’il ressentira une certaine culpabilité toute sa vie qui se muera en mutisme : 

« ton mutisme

Est prison et ténèbre

Et tu attends

Que se dénouent les mots

qui te délivreront »

Cela est particulièrement frappant lors du passage de l’enterrement de sa mère dans Lambeaux. Au lieu de regarder la scène, le petit Charles détaille les lacets défaits de ses chaussures comme pour fuir ce qui est devant lui, comme si la violence, trop pesante, ne pouvait se matérialiser en paroles. C’est au cœur de ce séisme, pourtant, que surgit « le besoin d’écrire » :

« la lente asphyxie

au fond des eaux

puis la lumière

qui naît de la nuit »

Cette violence intérieure, enfermée,

« ce monde 

où je suis

encagé » 

se ressent dans la forme poétique adoptée par Charles Juliet. Lambeaux de mots, morcellement de pensées, cisèlement de la plume. Le poète semble découper des parcelles de pensées, la poésie se fissure comme pour créer des brèches à partir de cicatrices :

« Ces mots que tu graves

sur la feuille

ils naissent des lèvres

de la blessure »

C’est d’ailleurs le fruit d’un travail ascétique sur les mots, sur le fait de ne jamais trop en dire, de peser le pouvoir précieux de la parole qui lui a été arrachée dès l’enfance. Dans la préface de Pour plus de lumière, Jean-Pierre Siméon écrit : « Éliminer, détruire, sectionner, dissoudre, ce sont les mots de Juliet, sans indulgence. Il y faut des années de souffrance, d’accablement : “descendre au plus bas, au fond de son histoire, jusqu’à la tentation du suicide, sans doute et “la peur de devenir fou”  comme Hölderlin ou Van Gogh, le  “saint de la peinture.”  »

Une idée de morcellement, de fêlure. Les mots sont à l’image du rocher de Sisyphe : ils menacent  de s’écrouler, d’écraser le poète qui les pousse malgré tout vers l’élévation. C’est là où repose toute la puissance du verbe de Juliet. De la violence profonde et silencieuse jaillissent la beauté et la lumière :

« donne des mots

à ce qui en moi 

se débat 

dans la nuit »

Pour Jean-Pierre Siméon, et du propre aveu de l’auteur, l’automne est « la source mentale » de Charles Juliet. La mélancolie traverse son œuvre et donne à sa voix poétique toute sa tonalité : « Celui qui a pénétré sa nuit en porte à jamais les stigmates, la part de l’ombre au front et dans la voix. »

En lisant Charles Juliet, je ne peux m’empêcher de penser à la chanson d’Yves Montand « Les feuilles mortes ». Ses vers, « comme [des] feuille[s] errante[s] » tombent sur le sol avec légèreté et teinte la froideur des paysages de couleurs éclatantes. C’est bien ce contraste qui rend l’écriture de Charles Juliet en suspens. Ces brèches de mots sont des passages vers la lumière – la lumière intérieure de l’auteur recherchée inlassablement.

« Douce et paisible

est la nuit

Je n’ai plus peur 

Ma lumière a de solides racines »

Une lumière qui réchauffe l’éveil de l’hiver, à l’image de son anthologie personnelle qui condense la longue et douloureuse immersion de l’auteur au sein de ses ténèbres pour trouver sa voie. Sortir du mutisme, embrasser le cri en lui qui brise la prison intérieure. Et, cheminer vers le soleil. L’œuvre entière de Charles Juliet est le symbole de cette quête du soi, comme si chaque mot délié était en réalité accroché au même arbre, nourri de la même sève, crée à partir d’une seule racine.

Lors d’une interview d’Andrew Schwartz (conférence du 14 octobre 2013), Charles Juliet dit : « Il a fallu que de longues années passent pour que je comprenne ce que je cherchais en écrivant. En fait, je ne voulais pas être un écrivain, du moins, ce n’était pas le besoin le plus immédiat. Mais, j’avais ce besoin de me connaître, et surtout, de me transformer»

C’est en été 2010, peu après le bac, que Charles Juliet vient nous lire quelques extraits de sa fameuse pochette rouge au lycée. Elle regorgeait de trésors, non publiés, qu’il nous livrait avec l’intensité d’une voix grave et d’un regard saisissant Une occasion pour les élèves de le rencontrer et d’évoquer Lambeaux. Et pour moi, de mettre enfin un visage sur les mots de celui qui m’avait bouleversée. Lors des dédicaces, timide, tremblante, je lui tends Lambeaux et Lumière d’automne, son nouveau livre. Il sourit légèrement, signe avec discrétion et humilité toujours. Puis, je glisse une lettre sur le bureau. 

« C’est pour vous. Merci, merci pour tout, M. Juliet. »

Dans cette lettre, qui restera sans réponse, je le remerciais de m’avoir inspirée, d’avoir été cette lumière dans une jeune vie de mutisme, prête à jaillir, peut-être, dans un livre. En 2020, je publiais aux Éditions Les Perséides mon premier recueil La Femme Plume qui accueillait mes propres lecteurs par les mots de Charles Juliet. 

« Écrire pour donner sens à ma vie. Pour éviter qu’elle ne demeure comme une terre en friche.

Écrire pour être moins seul. Pour parler à mon semblable. Pour chercher les mots susceptibles de le rejoindre en sa part la plus intime. Des mots qui auront peut-être la chance de le révéler à lui-même. De l’aider à se connaître et à cheminer.

Écrire pour que me soient donnés ces instants de félicité où le temps se fracture, et où, enfoui dans la source, j’accède à l’intemporel, l’impérissable, le sans-limite. »


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