LES YEUX D’UN AUTRE

Caroline Giraud, autrice de Moelle immense, continue dans Les Yeux d’un autre son exploration de l’intime et des contradictions humaines. Un poème sensible qui nous rappelle que l’homme n’a pas fini d’explorer ses mystères intérieurs et que chaque jour offre encore des premières fois à découvrir.

Je voudrais une fois
écrire avec les yeux d’un autre
qui ne douterait pas
qui tracerait sa déroute dans un champ de cerises
le fruit sourd à l’oreille
le sourire grisant
du jus sur sa chemise
sans le moindre remords
ni la moindre banquise
à la place du sort
ce serait reposant 


Je voudrais une fois
vivre l’aplomb d’un autre
qui dévore en riant
un lundi monotone
avec des cure-dents
chante à qui veut l’étendre
que c’est bon de pisser
sur un parterre de roses
qu’importe si ça sent
(que Flora me pardonne il ressemble à un faune avec son air content)


Je voudrais une fois 
sentir ce que ça fait
de baiser une femme
comme on prend un café 
ignorer son pays ses parents
ses rêves ses enfants
pourquoi elle se retrouve
pour un peu de monnaie
à devoir faire semblant


Je voudrais une fois
savoir comment on fait
pour lancer une guerre
contre l’humanité
juste pour exister
dans les livres d’Histoire
et un jour à La Haye
devoir se justifier
sacrifier les enfants
sacrifier les enfants
comment comment on fait ? 


Je voudrais une fois
marcher droit droit devant
comme un cheval de trait
qui ne pense qu’au fouet
et au foin qui l’attend
qui ne pense qu’au foin 
et à l’eau qui l’attend
et à l’eau droit devant
et à l’eau qui l’attend
pour son dernier souper
pour son dernier été


Je voudrais une fois gober un ciel d’hiver
comme un médicament 
arracher mes ovaires puisque la terre danse
et moi non
ne plus être qu’un rêve qui aboie la nuit 
pourtant bandonéon roule ses yeux de nacre
et mon pouls lui répond
à gorge cadencée            oui


Je voudrais une fois
que mon corps me réponde
ai-je entendu ta voix sourire assez souvent
ai-je appris à te prendre la main sans crier
vu ton incandescence lécher les miroirs
et rire en caressant tes envies de retour ?


Je voudrais une fois 
faire le tour de ta joie
du lagon à la fange
lente révolution 
elliptique naissance 
l’étrange nous rassemble


Je voudrais une fois
que ma mort me ressemble
une allée de silice 
parcourue de frissons
d’iris homochromes
et de choix embrassés
et de non qui résonnent 


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