La faucheuse sous le sapin

Le mois de décembre et la période des fêtes devaient être joyeux, mais dans la tête d’une personne malade, il existe un territoire mystérieux où la peur et la réalité se confondent, où chaque symptôme ressenti peut devenir le signe précurseur d’une maladie imminente. Dans un texte déconcertant aux ressorts tragicomiques, Aliosha Costes nous entraîne dans les méandres de l’hypocondrie, où chaque manifestation physique – même la plus anodine – est suivie d’une chute vertigineuse dans les abysses de l’anxiété. 

La glaire qui venait de s’accoler à mes lignes de vie avait l’allure d’une huître. En l’observant dans ma paume, je remarquai qu’elle venait de me retirer dix ans.

C’était pourtant un mois de décembre particulièrement joyeux. La période des fêtes battait son plein, les décorations illuminaient le centre-ville en s’alimentant de rires d’enfants et de musiques commerciales, mais je sentais toutefois mon corps partir, vaincu par cet hiver de trop. Ma toux était aussi grasse qu’un foie de canard et à chaque tranche, je voyais quelques taches de sang décorer mon carrelage de regrets. Je ne tiendrai pas jusqu’aux bourgeons, non, le printemps prochain se fera sans moi ; cette fois, pas de doute : mon heure était venue.

Dès mon réveil, farci de douleurs et de paniques, j’avais aperçu mon corps sombrer vers l’ailleurs ou l’autre monde. Ma respiration avait le ton d’un diesel et je sentais grésiller mon esprit de bruits inquiétants qui me rappelèrent ceux du téléviseur. Mes inspirations comme des serrements de cœur, mes expirations en solitudes amères. Je m’empressai d’appeler Monsieur Moreau, mon médecin traitant qui, me voyant régulièrement, adorait me rassurer. Néanmoins, je ne voyais pas bien comment, dans cet état d’agonie, il pourrait s’y prendre. Je sentais mon cœur se détacher des artères, ma gorge compresser l’oxygène et mes poumons toquer à la tombe. La tumeur inévitable.

Arrivé en salle d’attente, c’était comme si je n’avais plus de jambes. Le bas de mon corps avait commencé l’enterrement sans moi. Moreau, in extremis, ouvrit sa porte, me déterra d’une chaise à l’autre et m’installa dans son cabinet, mais ni mes orteils ni mes talons ne reprirent goût à la vie. J’étais déjà en train de partir, terrifié par ce tronc qui, petit à petit, lâchait mes membres aux portes de l’enfer. Après auscultation, Moreau tenta de me faire croire que je n’avais rien, sinon une bronchite ou une sorte de thanatophobie démesurée. Un mélange des deux peut-être. Que j’étais comme malade du dedans mais que la bronchite n’y était pour rien. Impossible de le croire. Les médecins sont des charlatans, ils vous font croire à la vie ou à la mort quand cela les arrange. Si je dois mourir, je préfère encore le faire chez moi. En récupérant tout de même ma carte vitale, je me retirai du cabinet avec empressement, fuyant d’ici sans y laisser mon cancer, cet acolyte maudit que Moreau ne souhaitait pas admettre. La médecine est une sorte de religion complètement désuète et du haut de mes soixante-dix ans, je suis un athée de son temps. Qui a dit que les vieux étaient gâteux ? Je suis moderne moi ! Me faire croire à une bronchite, il faut vraiment me prendre pour un con… Mais je ne tomberai pas dans le piège, je ne suis pas un mouton. Je veux regarder la faucheuse droit dans les yeux. Réfléchir par soi-même, s’ausculter tout seul, il n’y a que ça de vrai.

En arrivant chez moi, ma toux n’avait pas diminué et j’avais l’impression de ressentir la tuméfaction gonfler à vue d’œil. J’enflais et la maladie m’emportait à un tel point de délire que je crus voir un instant quelques effritements provenir de mon plafond. Mon canapé sera donc le cercueil. J’étendis mes jambes, mes bras, je me mis en position… Des flocons d’hiver me tombaient dessus. Des bruits secs et tapageurs provenaient d’un étage plus haut. Des fissures se formaient face à moi. C’est donc à cela que ressemble la fin, me dis-je encore, je deviens fou. Le cancer m’avait tant attaqué l’organisme, que j’en fis de strictes et insensées hallucinations tout aussi visuelles qu’auditives qui s’additionnèrent, se multiplièrent. Les murs se mirent à trembler dans tous les sens. Des secousses invraisemblables et des cris tout autour, comme si le monde se déchirait. Un froid me gela les os. Le vent glacial était entré dans l’immeuble, indiscret et prépotent, il m’avait recouvert tel un linceul. Je pars, ça y est, je pars… c’est la fin.

À force de le craindre, ça vient à souhait. L’immeuble s’effondra et le vieux trépassa. Les débris avaient recouvert le quartier, et quand Moreau eut la nouvelle, il regarda au ciel. Il neigeait, mais cette fois pas des murs. Quelques sapins de Noël étaient tombés. Sous les pleurs des enfants et un morceau de pop désagréable, les flocons ensevelirent les décombres. Ci-gît donc l’hypocondrie. Ce complotisme inguérissable.

Les inspirations d’Aliosha Costes :

https://zone-critique.com/cultes/robert-walser

https://zone-critique.com/critiques/andre-suarez

https://zone-critique.com/cultes/ramuz


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