De l’eau bénite dans les oreilles. Quand la Bad Bitch réinvestit les codes du gangsta rap

Lorsqu’il est dévoilé, à l’été 2020, « WAP » de Cardi B et Megan Thee Stallion provoque un déferlement des sentiments et des discours qui grossit à mesure de son succès commercial et d’estime – et inversement. Opposant le chaud et le froid, de la panique morale aux acclamations féministes, le morceau, qui vaudra à son interprète principale d’être élue « Femme de l’année 2020 » par le magazine Billboard, est révélateur d’enjeux cruciaux venant se nouer autour des représentations du genre et de la sexualité dans les musiques populaires. Cri du cœur féministe ou invitation à la dépravation, le « WAP » est l’occasion pour les rappeuses d’inverser le stigmate de la Bad Bitch, et de s’affirmer comme femme aux dents longues, pleine de pouvoir et de désirs.

Le 7 août 2020, Cardi B et Megan Thee Stallion dévoilent leur nouveau single : le morceau s’appelle « W.A.P » – acronyme à faire rougir les plus cratylistes d’entre nous de Wet Ass Pussy – et cet horizon d’attentes laisse peu de doutes quant au caractère hypersexuel de son contenu. Dès son jour de sortie, le single suscite des réactions aussi vives que contrastées. Le site féministe Jezebel titre sans ambages : « It’s an Historic Day for Vaginas » ; dans le camp adverse, le sénateur américain James P. Bradley fait part de son indignation sur Twitter : « Cette nouvelle “chanson”, le #WAP (que j’ai entendue accidentellement) me donne envie de me verser de l’eau bénite dans les oreilles ». À la réprobation morale s’ajoute une brève analyse conservatrice de ce que le WAP révèle des bouleversements en cours dans les identités de genre et dans la régression de la foi : le single serait « [révélateur] de ce qui arrive quand des enfants sont éduqués sans Dieu et sans figure paternelle forte » ; enfin, il ajoute qu’il se sent « désolé pour les filles du futur si [WAP] devient le modèle sur lequel elles s’ajustent ». 

Wet Ass Pussy : un acronyme devenu nouvel hymne féministe ?

Dans cette logique, une collaboration musicale entre deux femmes envoie un signal fort.

« WAP » arrive donc dans le monde en parabole du devenir par essence des musiques populaires, à savoir le tube, dont elle remplit tous les critères : succès commercial important : premier des charts aux États-Unis pendant quatre semaines consécutives, nommé meilleur single de 2020, présence virale sur les réseaux sociaux – sur Tiktok, on dénombre des milliers de capsules vidéos chorégraphiant son mashup – et, surtout, déclenchement d’un emballement discursif important, où se rencontrent et se heurtent réactions de panique morale et embrassements communautaires et politiques. 

Comme pour beaucoup de productions culturelles sujettes au débat, analyser ce qui fait nœud peut rapidement devenir tentaculaire : nous prendrons ici le parti de poser qu’une telle violence dans le clivage repose sur deux facteurs sémiotiques principaux : le contenu hypersexuel ainsi que le choix de son traitement, et la persona formée par le duo d’artistes en présence, à savoir Cardi B et Megan Thee Stallion. Ces deux axes pour penser le succès et la condamnation de WAP, bien entendu, s’abreuvent et s’appuient l’un et l’autre, et peuvent être pensés et réunis sous l’égide de la figure de la Bad Bitch, dont il est ici largement question. 

Une collaboration musicale entre deux femmes envoie un signal fort

Dans les années 2000, les marchés du rap et du disque subissent un effondrement important qui aura pour effet une fragilisation du statut d’artiste dans la durée, et dont les femmes seront les premières à pâtir. Ce contexte économique et structurel explique, entre autres, l’hégémonie des codes esthétiques du gangsta rap et leur reprise à leur compte par les rappeuses : il s’agit de présenter une posture de soi puissante et sans crainte et, surtout, de se tenir plus droit que son voisin – y compris (voire surtout) si on est une femme et que celui-ci est un homme. Dans cette logique, une collaboration musicale entre deux femmes envoie un signal fort, et cette symbolique se retrouve accrue dès lors que cette association est porteuse de revendications. 

Ici, « WAP », par le duo féminin qu’il propose et les personnages de femmes fortes, libres et décomplexées qu’il incarne, est paradigmatique de la figure de la Bad Bitch, cette héroïne sexy et assurée qui ne s’excuse pas d’être pleine de désirs et de pouvoir. Ce statut ambivalent est affiché dès les premières secondes par la reprise du sample de Frank Ski, Whores in This House (1993) et se réaffirme dans l’image, les deux femmes suroccupant l’espace dans des mouvements de travelling qui se rapprochent d’elles et de leurs corps en permanence. 

Ainsi, le jeu sur le retournement du stigmate – en l’occurrence celui de la « salope » et ce que cela implique dans le rapport à la sexualité et au plaisir, mais aussi à la langue – vient se calquer à une tension inhérente aux productions rap contemporaines, à savoir l’ambivalence du jeu sur l’authenticité et la superficialité. Dans « WAP », à travers l’appel explicite d’une voix à ce que l’homme la satisfasse sexuellement, on trouve des traces de ce jeu ambigu : « tie me up like I’m surprised/ let’s roleplay, I’ll wear a disguise » ; ou encore « your honor, I’m a freak bitch, handcuffs, leashes/ switch my wig, make him feel like he cheatin’ ». La Bad Bitch, par les particularités des enjeux qui se nouent dans sa posture – à la race et à la classe venant s’ajouter celui du genre – subvertit les codes du rap pour en adapter l’hexis. On déambule en roulant des hanches dans des maisons opulentes, oniriques, fluorescentes, tropicales et saturées ; ici, les fontaines représentent des femmes la main sur le sexe et les hommes sont soumis à ces figures puissantes qui regardent la caméra droit dans les yeux, et de plain-pied. 

Capitaliser sur l’hypersexualisation : le parti « subversif » de « WAP »

Cette opération de carnavalisation des scripts sexuels contient un très haut potentiel subversif. « WAP », en l’occurrence, concentre l’essentiel de son discours sur la promotion de ce que l’on peut considérer comme le pendant inverse de la fellation : le cunnilingus. Impliquant une mise à genoux, on peut penser ces actes sexuels comme étant ceux qui contiennent le plus haut potentiel symbolique de soumission. Faire l’éloge du cunnilingus est donc loin d’être anodin et contribue encore à cette affirmation de puissance : « put this pussy right in your face / swipe your nose like a credit card/ hop on top, I wanna ride » ; « put him on his knees, give him somethin’ to believe in ».

Le retournement du discours passe donc par la réappropriation de la performance hypervirile du rappeur pour demander ensuite une satisfaction en retour. S’affirmer en tant que vraies figures fortes de l’acte de sexuel contribue donc, dans « WAP » et a fortiori dans le rap féminin américain, à déplacer la stratégie du « conflit commercial », typique du rap, dans le champ de la guerre des sexes qui s’y joue. En cela, le choix du featuring est extrêmement significatif : et, de façon générale, l’entraide semble s’accroître entre les artistes féminines en vue de ces dernières années, dans un mouvement de sororité qui se défait de la compétition due à la raréfaction des contrats de disque dans les années 2000. 

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En outre, au-delà de Megan Thee Stallion et de Cardi B, on peut apercevoir dans le clip de « WAP » d’autres figures féminines incontournables de la pop culture américaine contemporaine assimilables à la bad bitch, telles Normali, Rosalia, Rubi Rose ou même Kylie Jenner, qui avait fait la une de Forbes en tant que femme la plus puissante du monde cette même année. C’est peu dire que la charge symbolique et politique de « WAP », qu’elle se situe dans le texte, dans l’image, dans la stratégie commerciale ou dans la musique, est haute en revendications, en enjeux politiques et en symboles : il est donc évident que le succès viral du morceau excite les consciences et les discours. Comme souvent, la production culturelle nous parle plus loin que ce qu’elle dit d’elle-même et s’avère à bien des égards révélatrice des tensions qui animent le champ musical mais encore du renversement de discours en cours dans les scripts sexuels qui se jouent et se débattent au sein de la culture populaire. 


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