Déconstruire notre identité sexuelle

Victoire Tuaillon, figure centrale du féminisme médiatique depuis quelques années est principalement connue pour son podcast Les couilles sur la table depuis son lancement en 2017. Elle interroge la place des masculinités dans la société, et la manière dont les individus se construisent selon la masculinité dite hégémonique Par ailleurs, elle lance en 2021, le podcast Le cœur sur la table, dans lequel elle se penche plus précisément sur les relations amoureuses, et les schémas et stéréotypes culturels qui leur sont associés. Nous partirons de son travail de vulgarisation de la pensée féministe pour nous poser la question : comment déconstruire notre identité sexuelle, souvent dominée par des schémas patriarcaux ? 

« Toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. Leur plaire, leur être utiles, se faire aimer et honorer d’eux […] voilà le devoir des femmes dans tous les temps et ce qu’on doit leur apprendre dès l’enfance » écrit Emile Rousseau dans Emile ou de l’éducation, paru en 1762. Quarante-deux ans plus tard, Napoléon légifère cette domination des hommes sur les femmes dans le code Civil, obligeant à la femme, obéissance à son mari. Il consolide la domination masculine et institutionnalise la femme comme une fille-mère : fille sociale, la femme n’a pas de rôle actif dans la société, rôle uniquement consacré à son foyer en tant que mère. Au sein du couple se crée alors une dynamique de domination qui permet aux individus de se construire socialement : « L’homme est indigne de l’être qui de sa femme n’est pas le maître » écrit l’historienne Anne-Marie Sohn dans son ouvrage Chrysalides

Pour se construire selon la bicatégorisation d’homme et de femme à travers une masculinité et une féminité hégémonique, les individus des deux sexes doivent interagir selon une hiérarchie pré-établie, où l’homme a le dessus sur la femme. En effet, comme le souligne la sociologue Rebecca Lévy-Guillain,  « ce qui se rapporte au “masculin” est plus valorisé que ce qui a trait au “féminin” ». Si cette hiérarchisation est vérifiable à l’échelle de la société entière – les femmes se faisant siffler dans la rue, le plafonds de verre, métiers du care sous valorisés et principalement féminins –  elle l’est d’autant plus dans la sexualité et dans le couple.

La sexualité, un domaine normé

Cette hiérarchisation se met principalement en place dans les rapports à la sexualité. Les garçons se socialisent par exemple en objectivant le corps des femmes comme objet sexuel, dont l’objectif est leur propre plaisir. Pour le journaliste et féministe américain John Stoltenberg, pour les hommes, cette objectification du corps des femmes, est indispensable à une sexualité dite masculine : « Dans tous les cas, l’objectification sexuelle est considérée en elle-même comme la norme de la sexualité masculine […] la sexualité masculine sans l’objectification sexuelle demeure un impensé. Sans elle, ce ne serait pas la sexualité masculine » Les femmes, au contraire, ne doivent que peu montrer d’attirance pour la sexualité, ne pas être trop entreprenantes. 

Ces catégories sont très importantes dans la construction d’un individu, dans la mesure où elles sont ce qui lui permet de s’ancrer dans son milieu social : il s’agit de « l’identité sexuelle », notamment employée par John Stoltenberg, un féministe radical américain, dans Refuser d’être un homme pour en finir avec la virilité. C’est une croyance qui construit l’individu et qui le fait entrer dans une éthique sexospécifique qu’il lui sera nécessaire de tenir et de maintenir tout au long de sa vie sexuelle. C’est donc en performant des actes spécifiquement féminins ou masculins lors de rapports sexuels que les individus forgent et valident leur identité. 

L’identité sexuelle sous-entend, dès lors qu’il n’existe qu’une forme de féminité ou de masculinité, idée notamment démentie par Victoire Tuaillon, qui travaille sur « les masculinités ». Par extension, si il n’existe pas une seule forme de masculinité, il n’est pas non plus possible de parler de « crise de masculinité » – idée selon laquelle les “vrais hommes” n’existent plus – ne peut exister. La sexualité est donc l’un des biais privilégiés à travers lesquels une personne peut valider son expérience de genre, tant qu’elle est pratiquée selon certaines normes. Ces normes ont d’abord été théorisées dans les années 1960 par les chercheurs John Gagnon et William Simon qui les nomment « Scripts sexuels » (Monteil 2021). La sexualité est donc mécanique, sans imagination – comme le déplore la journaliste – et sans attention portés aux désirs personnels, aux désirs féminins. 

Ainsi, la sexualité ne peut être écartée de la manière dont les individus se construisent puis vivent au sein d’une société, au sein d’un couple, micro-société « viriarcale » selon le terme théorisé par la philosophe Olivia Gazalé dans Le mythe de la virilité. Un piège pour les deux sexes. De fait, « l’hétérosexualité est un système politique qui soumet les femmes par la sexualité et le travail domestique » (Boucherie 2022). En d’autres termes, si les relations sexuelles se font à partir de scripts, eux-mêmes écris pour emprisonner les individus dans des normes de genre créées dans une société patriarcale vieille de centaines d’années, alors, comme le soulignaient déjà les militantes du MLF dans les années 1970 : « le privé est politique ».

D’une part, le privé est politique, tant il est nécessaire d’en parler dans l’espace public, d’y penser et de le déconstruire socialement, comme le propose Victoire Tuaillon dans ses podcasts. D’autre part, le privé est politique du fait de ce qui peut l’influencer. Selon la journaliste, l’amour peut être sauvé grâce à des politiques publiques d’éducation sexuelle et de prévention des violences. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la création du podcast Le cœur sur la table quatre ans après le lancement de Les couilles sur la table ne peut pas faire plus sens : après avoir interrogé ce qui faisait des individus ce qu’ils sont, qu’en est-il lorsque deux individus se rencontrent ? À travers ses podcasts, elle vise donc à prouver qu’il est possible de dépasser ces normes sexuelles imposées voire naturalisées dans la société. Pour elle, cette masculinité rend la vie difficile aux femmes mais également aux hommes qui doivent s’y conformer ou au contraire, se battre pour s’en éloigner. 

L’un des sujets sur lesquels elle porte son attention est la manière dont le consentement est mis en avant dans certaines discussions. Dans un entretien avec Radio France, elle déplore le fait que nombre d’individus voient le consentement comme un contrat à signer avant l’acte sexuel, uniquement présent pour éviter les accusations de violences sexuelles et anti-érotique. Or, « Personne n’a jamais parlé de ça chez les féministes. » Puis elle poursuit : « Je me dis, mais quelle tristesse ! Cela montre quelle vision de la vie sexuelle ont tous ces détracteurs du féminisme. Alors que chez les féministes, il y a une célébration de l’érotisme aussi, de la sexualité consentie, librement désirée, enthousiaste et très créative, justement. Parce que nous savons que la sexualité est un langage. » 

Cette définition du consentement comme contrat viendrait de l’amour à la française, dont elle discute aux côtés de Valérie Rey-Robert dans l’épisode #37 : « Les vrais hommes ne violent pas ». En effet, au XIXe siècle, la galanterie était de mise pour amorcer des relations sexuelles. Cette galanterie pourrait être décrite comme une insistance de la part de l’homme jusqu’à ce que la femme cède à ses avances. Cet accord valait dès lors, pour le reste du rapport sexuel. Or, si le consentement est compris comme ce « oui » acquis après de nombreux labeurs, il n’est pas étonnant qu’il paraisse auprès de beaucoup comme un tue-l’amour. Pourtant, ce « oui » n’est pas du tout ce que cherchent les féministes puisque dans ce cas il n’a qu’une valeur sémantique et ne reflète pas les réelles envies de la femme. Comme le souligne la journaliste, la sexualité doit être comprise comme un langage, une discussion entre les deux parties, durant tout l’acte sexuel mais aussi en dehors. 

En somme, les relations sexuelles reposent principalement sur les normes voulant qu’il y ait obligatoirement pénétration, sans laquelle l’homme ne peut se considérer comme tel, que le rapport ait lieu d’une traite et que ce qui est accepté au début ne puisse plus être révisé. Toutefois, cette culture de la contrainte, comme elle la nomme, principalement présente au sein des relations hétérosexuelles facilite les violences de genre au sein du couple. Ainsi, face à ces rapports de pouvoir inhérents au couple hétérosexuel et la culture de la contrainte dans la sexualité, Victoire Tuaillon se questionnait sur la possibilité d’être féministe et hétérosexuelle. La réponse : oui, il faut simplement ouvrir le champ des possibilités. Selon elle, il ne s’agit pas d’arrêter de s’aimer, mais plutôt de s’aimer bien, car comme elle le souligne : « s’aimer c’est faire la révolution ».


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