Une saison agricole

FICTION. A l’été 2020, Yanna Rival est embauchée dans une exploitation de légumes au sud de la Bretagne. Elle conditionne des tomates, dans un espace fermé de soixante mètres carrés. Dans ce journal de bord, elle décrit les tâches à abattre et les gestes qui y mènent, les mains sèches et le mal au dos, les arrêts maladies et les démissions. Et puis, sa découverte émerveillée de Joseph Ponthus et Catherine Poulain.

« La fonction de l’analyse est d’être allongé sur un divan à devoir parler / La fonction de l’usine est d’être debout à devoir travailler et se taire […]» 

A la ligne, Joseph Ponthus

« Je sais qu’il me faudrait dormir davantage, cesser de me saouler de soleil, de bière, de travail, et que se taise enfin ce désir insupportable de plus grande brûlure. » 

Le cœur blanc, Catherine Poulain

Jour 15. Je tire la poignée blanche et fais coulisser la lourde porte du frigo. Aux mains, des gants de latex jetables. Sur le dos, une polaire délavée. C’est ma quinzième embauche cette saison. Le vingt-neuvième trajet de quarante minutes, le quinzième départ à l’aube pour emprunter en voiture les départementales embrumées, et me rendre jusqu’ici. 

C’est l’été 2020. J’ai embauché fin juin dans cette exploitation de légumes au sud de la Bretagne. La famille des patrons y cultive là depuis plusieurs générations. Leur ferme s’étend sur trente hectares. J’ai déjà travaillé ici, pendant deux mois de l’année 2017 : je conditionnais des aubergines, des courgettes, des poivrons et des radis, dans un hangar bouillant par temps de canicule. Cette fois, on m’a attribué un poste au conditionnement des tomates, dans un espace fermé de soixante mètres carrés éclairé par quelques néons blancs. La température y est maintenue à treize degrés. Mon poste consiste à remplir, peser et étiqueter des colis de bois et des barquettes en plastique, de différents poids et formats, avant de les assembler en piles régulières sur des palettes qui seront enfin chargées, par d’autres, dans des camions. Je travaille debout, face à un établi que j’approvisionne en caisses de fruits venues des serres, qu’il faut vider une à une. Trier, peser, conditionner, étiqueter, empiler. Certaines variétés de tomates sentent très bon, d’autres pourrissent vite. 

Jour 17. Je sais qu’il me faut en moyenne une heure pour vider et emballer dix caisses pleines de grosses tomates. Une heure et demie pour vingt-cinq colis de cinq kilos en mélangeant quatre variétés. Trois minutes pour aller aux toilettes. Deux heures trente pour avoir faim. Je sais que la dernière heure du matin est pesante. Que jouer à imaginer qu’on est le matin quand on est l’après-midi ne fonctionne pas. Que chaque quart d’heure exige une ruse nouvelle pour ne pas peser trop lourd. J’apprends aussi à saisir d’un coup d’œil le degré de mûrissement des tomates – à leur aspect, leur couleur, à l’allure des pédoncules.

C’est une ferme où le travail, en intérieur, a la forme de l’usine. Au calibrage, les cliquetis stridents des machines tapent derrière les yeux. Dans les hangars, les serres et les frigos, les gestes sont répétitifs, précis, parfois pressés. On y travaille seul, mais jamais isolé. Côte à côte, les paroles sont pourtant rares : ici, on n’a pas de langue. Seulement les tâches à abattre et les gestes qui y mènent. Le degré d’initiative et l’amplitude des déplacements d’un poste à l’autre, d’une tâche à l’autre, sont proportionnels au statut qui est le nôtre. Les patrons (il y a le père, la mère, le fils, la fille) vont et viennent, les hommes aux champs et les femmes au conditionnement. Ils ont la vue d’ensemble et les recettes en ligne de mire. Ils donnent les ordres, disent les priorités, travaillent avec nous mais travaillent pour eux. Il y a ensuite les cheffes et chefs. Ils savent ce que pèse en temps une palette de trois cent kilo tout juste récoltée qu’on devra, avant la débauche, conditionner. Ils connaissent leur travail par cœur, y donnent de leur sueur. Ma cheffe s’appelle Magali. Déjà en 2017 j’ai travaillé avec elle qui, il y a dix ans, a perdu ici deux de ses doigts dans une machine de conditionnement à salades. C’est après qu’on avait sué ensemble plusieurs semaines déjà dans le hangar qu’elle m’avait raconté l’accident. Comme tous les permanents, elle veut plus ou moins rester, peut plus ou moins partir. 

Jour 20. Ont-ils plus besoin de nous que nous d’argent ? 

Nous autres saisonniers, on n’est que de passage. On ne partage avec les patrons et les CDI-sés que le labeur d’été. Souvent pourtant, si on a tenu une fois et si on ne trouve pas à travailler ailleurs, on revient. C’est le cas des Bulgares et Grecs turcophones en travail détaché ici chaque saison, pour des contrats courant jusqu’à six mois. Tous et toutes sont affectés aux champs et aux serres pour la récolte. L’un des plus âgés, Tervel, manœuvre les tracteurs avec Jacques et Baptiste, patrons père et fils. Je croise souvent, le matin, le regard d’Ahmet qui a mon âge, quand il part aux champs avec les autres.

Jour 23. Au frigo, j’ai le nez qui coule et les mains sèches, et mal au dos à force de manutention – soulever, vider, peser, conditionner, empiler, aligner, déplacer, ramasser, replacer, vérifier, recommencer. Je pense parfois avec obsession à une chaise sur laquelle m’asseoir. Pourtant ce poste est sans doute le moins rude. Pendant mes deux mois de saison, j’apprendrai les arrêts maladie de trois collègues et autant de démissions. Si la production tournera toujours sans un tel ou une telle, elle ne tournera jamais sans personne. 

Les rotations des pauses m’empêchent de discuter avec la majeure partie des employés. On se retrouve parfois au complet ou presque, pour boire une bière sur le parking poussiéreux et tapé de soleil, en fin de journée. Et chaque midi, dans la salle de déjeuner, à côté des micro-ondes, entre les mots fléchés laissés sur un coin de table, les plannings punaisés aux murs et les tupperwares ouverts et fermés au rythme des reprises de postes, on perfectionne en petits groupes l’art de la pause. Comme le temps de travail, le temps de pause s’apprivoise : au départ on le gaspille, on tente d’y mettre ce qui de toute façon n’y tiendra pas, et l’heure est passée, déjà, il faut y retourner. Puis on rode sa technique, on anticipe le tour de micro-ondes, on comprend qu’on préfère terminer sur un moment de solitude – clope, café, radio dans la voiture, lecture – et commencer par les causeries, les blagues, les humeurs et fatigues collectives. Ou l’inverse. Entre les conseils et les silences qui irriguent les pauses, circule aussi pas mal de nourriture. Des poissons pêchés par Tervel, des gâteaux amenés pour fêter un anniversaire ou le début de l’Aïd, des tartes ou des crêpes préparées pendant un weekend, par Deniz, Fabrice ou d’autres. 

Jour 28. On commence à manquer sérieusement de bras et les récoltes donnent à plein. Trop de pression dans les hangars. Magali est en larmes. Je reçois parfois un ordre que je trouve injustifié – changer de poste, laisser telle pile de caisses pour une autre. Mais j’exécute – quoi faire d’autre ? 

Jour 32. J’ai découvert deux auteurs qui m’aideront maintenant à me lever le matin : Joseph Ponthus et Catherine Poulain. Trois livres sur lesquels prendre appui. A la ligne¸ Le grand marin, Le cœur blanc. Trois livres qui s’adressent à moi là où je suis : au travail, pour les sous. Dans le premier, le rythme fou des abattoirs, la cadence lourde des trois huit, la langue d’un travailleur poète chez qui l’usine bouleverse « ce qu’[il] croyai[t] savoir du travail et du repos ». Dans le second, la puissance qu’injecte le travail dans une vie quand il est acharnement et obstination, qu’il se fait sur un palangrier lancé au large, par une femme qui sait trouver des frères dans les hommes qui l’entourent. Dans le troisième, des saisonniers, des saisonnières, la sensualité violente des étés laborieux passés sous le ciel le dos courbé, et toutes les histoires qui se jouent librement et tragiquement dans l’hors-champ des heures ouvrées. Je fais entrer ces langues, leurs lexiques et leurs rythmes – prose syncopée de Ponthus ; dialogues charnus de Poulain – avec moi dans le frigo. Elles y amènent d’autres images. 

Jour 39. Il faut maintenant porter un masque. On y gagne un rempart contre l’odeur de pourri qui nous râcle le palais au retour des weekends, quand on revient un peu hagards d’avoir dévoré nos repos et dilué dans l’alcool nos lassitudes. 

Jour 47. Deux heures peuvent passer sans peine quand on parvient à s’absorber dans les gestes enchaînés. Pour ça, il faut donner aux pensées la forme de rengaines régulières capables de concasser les minutes. A chacun, chacune ses manœuvres intérieures. Parfois même, quand on travaille vite et bien, que les douleurs sont en sourdine et l’impatience endormie, peut surgir un regain presque gai.

Yanna Rival


Publié

dans

par

Étiquettes :