CRITIQUE. À la fois revue en ligne et papier, Trou Noir est une plongée dans le grand bain des enjeux politiques et historiques de la communauté queer. Sous-titrée « voyage en dissidence sexuelle », elle aborde dans un foisonnement d’articles des questions aussi diverses que l’absence de désir sexuel, l’apprentissage d’une vie avec le VIH ou la nécessité de créer une mémoire collective des existences LGBT+. Ensemble, plongeons dans l’univers luxuriant de Trou Noir.
Pour découvrir cette revue, mieux vaut être initié•e. Car si Trou Noir veut donner la parole au plus grand nombre, la plupart des textes s’adresse à des personnes d’ores et déjà informées sur le sujet des vies queers. Pour ma part, c’est Nagy, un ami, qui m’en a parlé pour la première fois. Il est doctorant en architecture, traite du lien qu’entretient le pouvoir avec la mise en espace et écrit régulièrement pour elleux.
À l’automne 2023, alors que nous ne nous connaissions que depuis peu de temps, il m’avait envoyé le lien de l’un de ses articles « Architectures de la dissidence sexuelle. » Il y parle de Nietzsche, de Foucault et de Dustan, de dissidence sexuelle et des enjeux qu’elle emporte avec elle, des dangers de l’hétéronormativité sur la santé et des formes architecturales qu’elle prend (l’hétéronormativité). « Chez Nietzsche et Dustan, l’alimentation et le sexe sont des activités corporelles fondamentales à partir desquelles penser la vie et construire la dissidence. Ils disent : nous sommes des architectures ; je demande : quelles techniques architecturales peuvent favoriser l’émancipation générale des corps, qui aurait pour horizon l’identification du principe de plaisir au principe de réalité ? ». (http://www.trounoir.org/Architectures-de-la-dissidence-sexuelle). Le ton est donné, la question est posée. En résulte un article foisonnant, à la première personne, dans un style clair mais extrêmement sourcé. Je l’ai compris plus tard, mais c’est aussi un article représentatif du travail de Trou Noir; cette revue allie à la spontanéité du langage une rigueur de la pensée, sans pour autant se revendiquer comme universitaire ou strictement journalistique.
Il ne m’a fallu que quelques clics à la suite de cet article pour tomber à pieds joints dans l’univers de la revue: un site internet aux couleurs saturées, disponible à la fois en français et en anglais et dont tous les articles déjà publiés sont classés dans la grande page des Archives. On y trouve pléthores de papiers depuis la création du projet en janvier 2020. Des manifestes pour un vandalisme queer, pour un marxisme queer ou encore pour une épidémie trnasmasc-gouinbutch-pédépxtesalope, des entretiens avec Louisa Yousif et Françoise Vergès mais aussi des fictions et des analyses. Les jeunes auteur•ices émergent•es côtoienr des noms plus établis dans le champs des études queers dans une liste d’articles aussi diversifiée qu’enthousiasmante. On peut lire entre autres des articles d’Emma Bigé (philosophe et militante queer, agrégée de philosophie et autrice, notamment, de Mouvementements paru en 2023 aux éditions la Découverte), des traductions de travaux de Judith Butler (Philosophe américaine dont l’ouvrage le plus connu Gender Trouble a largement influencé le champs des études de genres lors de sa parution en 1990.) (https://www.trounoir.org/Jenny-le-rocher-la-lune-et-leurs-changements), mais aussi la traduction d’une fiction de l’auteur anglophone plus confidentiel – mais non moins talentueux – Callum Angus ou un poème un•e certain•e Dardeski, questionnant les limites de l’identité et qui – au moins sous ce pseudonyme – ne semble laisser que ce texte à l’Internet. (https://www.trounoir.org/police-s-du-nom-sonorites-de-l-identite)
Chez Trou Noir, on navigue donc dans ce flot d’articles en les classant, à notre guise, par auteur•ice, par date ou par thème. Ceux-ci, eux-mêmes rangés par ordre alphabétiques, vont du BDSM aux Violences sexuelles en passant par les Droits LGBT+, l’Homosexualité, la Pornographie ou le Travail du sexe (mais aussi par le Chili, les Gilets jaunes, la Prison ou le Théâtre !). C’est un entrelacs de textes aux fonds et aux formes multiples ayant chacun pour point commun de mettre des mots sur l’enjeu politique de la dissidence sexuelle.
Car c’est là le projet ambitieux de la revue, « trouver de nouveaux mots, de nouvelles grilles d’analyses politiques pour comprendre les luttes dites “minoritaires” dans notre époque compliquée, comme de mettre en procès les anciens pour juger de leur pertinence. Renouveler la critique ne veut pas dire oublier le passé, mais au contraire comprendre d’où vient la situation présente. Nous nous sommes rendu compte que nous connaissions mal notre propre histoire minoritaire. Nous pensons que cette mémoire des luttes est cruciale pour agir maintenant, et qu’archiver, c’est aussi lutter contre l’oubli et les réécritures de l’histoire. C’est une des missions que s’est donné Trou Noir. »
Sans oublier de préciser la nécessité de penser les luttes à l’international notamment dans certaines régions où la répression des existences queer gagne du terrain, la présentation de leur projet – comme une rubrique à part de leur site – s’achève sur le poids qu’a la culture comme levier d’éveil aux questions des sexualités dissidentes. « Enfin, notre dernier axe est proprement culturel, car il nous semble que cinéma, littérature et musique sont particulièrement liées à la dissidence sexuelle et aux luttes minoritaires. Ces arts ont formé un imaginaire qui alimente les luttes actuelles, et nous avons eu envie de les explorer. »
Car pour Trou Noir, la sexualité est indissociable des questions politiques qui l’entoure. Et mettre en mots et en lumière les enjeux de pouvoir et de domination de notre monde c’est aussi créer un espace sain et sécurisant à tous ces corps et sexualités encore opprimés. Noir sur blanc ce que la revue nous dit c’est qu’être Queer aujourd’hui c’est encore – et à bien des égards – être dissident•e•s. Être trans, pédé ou gouine, refuser l’ordre établi, la monogamie, la vie conjugale, c’est encore faire face à une morale dominante qui le condamne, sinon le juge.
Ce que Trou Noir nous dit, c’est que ce que certain•es appellent ou découvrent comme « de nouvelles sexualités » existent en fait depuis longtemps, que d’autres se battent et résistent pour qu’elles existent et vivent autant que celleux qui les pratiquent. Que la redéfinition des enjeux autour de la sexualité de ces dernières années sont en fait à l’œuvre depuis bien plus longtemps dans des communautés que l’on a cherché à faire taire. Que les enjeux de pouvoir encore à l’œuvre entravent la véritable libération des corps et qu’en laissant la place à l’Histoire des vies Queer d’exister peut-être trouverons nous tous•tes des chemins vers une véritable délivrance sexuelle laissant plus de place au plaisir qu’à la morale.
Ce que Trou Noir nous dit, c’est que c’est bien en cela que la lutte contre les discriminations nous concerne chacun•e.