ENTRETIEN. Avec Contre le développement personnel, Thierry Jobard propose une critique corrosive de ce genre qui envahit les rayons des librairies et tous les aspects de nos vies, de nos aspirations spirituelles à notre productivité au travail. De quoi l’injonction au bonheur du développement personnel serait-elle le symptôme ?
Thierry Jobard, vous avez écrit deux essais, l’un sur le développement personnel et l’autre sur les croyances contemporaines. Mais vous êtes aussi libraire et donc ma première question est : quand un client de la librairie vient vous voir pour vous demander un renseignement sur Les Quatre Accords Toltèques, vous lui dites quoi ?
En règle générale on me demande surtout où se trouve le livre, donc j’ai peu d’échanges. Mais quand on me demande mon avis, je le donne sans détour. Ça crée un petit malaise sur le moment, mais après, je m’explique. J’ai même réussi à vendre mon livre à la place des Quatre accords toltèques une fois, j’étais très fier de moi, mais c’était vraiment l’exception.
Vous décrivez le développement personnel avant tout par son foisonnement et par sa croissance. Vous citez : « la psychologie positive, la spiritualité New Age, PNL, analyse transactionnelle, méditation, hygge, ikigai, ho’oponopono… » Par ce foisonnement, il devient difficile de définir ce qu’est le développement personnel !
C’est très difficile de définir le développement personnel, surtout qu’un certain nombre d’auteurs, comme Boris Cyrulnik, récusent le fait qu’on puisse les associer au développement personnel parce que pour eux c’est une étiquette qui n’est pas suffisamment valorisante. Le point commun à tout ça, c’est d’une part une psychologisation intégrale des savoirs, tout ce qu’on va acquérir est fait pour servir de ressources personnelles, pour mieux se connaître, mais surtout aller mieux. Et puis, l’autre chose qui pourrait rassembler tout ça, c’est que ça reste très pratique. Le but, ce n’est pas forcément que ce soit bien écrit, c’est que ce soit efficace et immédiatement applicables. Il s’agit souvent de méthodes qu’on va décliner en fonction d’étapes.
J’ai l’impression qu’il y a deux mouvements. Il y a d’un côté un mouvement d’acceptation de soi, puis une deuxième partie qui est plus pratique : « voici la liste de courses de choses à faire ». Il n’y a pas un côté paradoxal à prôner l’acceptation de soi tout en donnant une liste d’efforts à faire ?
Même si ça se présente comme du développement personnel, donc individuel, ça n’est jamais individuel. Si on prend un peu de recul, on sait que jamais l’individu n’est un atome isolé. Le développement personnel ne parle jamais des conditions sociales, économiques, ou politiques. Il flotte au-dessus de tout ça puisqu’il se veut une espèce de méthode universelle. Quelle que soit la recherche qu’on essaie de mener sur soi-même, ça se fera toujours dans un cadre social et ce sera toujours en attente d’une validation sociale par autrui. Le simple fait de chercher à se connaître soi-même, c’est historiquement situé. L’introspection, c’est quelque chose qui a toujours existé, entre la psychanalyse et la philosophie. Mais le développement personnel a un regard sur le sujet ou sur le moi qui est très naïf, parce qu’il pense qu’on peut être transparent à soi-même en suivant une certaine méthode qu’on va vous inculquer moyennant finance.
Où s’arrête le développement personnel finalement ? Les Lettres à Lucilius de Sénèque, ou les Pensées pour moi-même de Marc-Aurèle, ça fait un peu développement personnel…
Oui, Pensées pour moi-même, ça se vend énormément depuis quelques temps. Le développement personnel cherche à légitimer sa démarche en se trouvant des ascendances prestigieuses, comme dans le « connais-toi toi-même » de Socrate. C’est une façon artificielle et abstraite de reprendre les doctrines en question. Mais pour penser dans la Grèce ancienne, il faut être un homme libre. Donc vous avez les esclaves qui s’occupent de tout le reste. Ensuite, le « connais-toi toi-même » n’est pas du tout psychologique. « Connais-toi toi-même », ça veut dire « connais ta place dans l’univers ». Parce que l’univers, le cosmos, est un tout harmonieux et qu’il faut prendre sa place dans ce mouvement harmonieux et surtout ne pas créer de turbulences par hubris. Et puis, il y a aussi une forme d’anachronisme ou d’atopisme géographique, on récupère des morceaux de cultures un peu exotiques, comme le yoga ou l’ikigai. Tout ça est récupéré dans une forme de néocolonialisme culturel. C’est une appropriation qui enlève toutes les aspérités, tout ce qui pourrait déplaire à nos goûts occidentaux pour l’intégrer dans une espèce de mélasse qui est fausse, bienveillante et inoffensive, puisque ça ne contraint en rien et que c’est déjà adapté à nos palais occidentaux.
On a l’impression que la littérature de développement personnel vend l’accès au bonheur. Mais de quel bonheur s’agit-il ? Et peut-on parler de publicité mensongère ?
Oui et non. Je suis le premier à reconnaître que dans des moments difficiles dans l’existence, le développement personnel peut aider. Lors d’une perte, d’un deuil, d’une difficulté particulière, ça peut aider. Le problème c’est que ce bonheur est quelque chose qu’on ne vous impose pas, mais qu’on vous suggère si fortement que ça devient quelque chose qu’on impose avec le sourire. Il faut reprendre le pouvoir sur vous-même, vous optimiser, développer vos capacités, oublier les pensées limitantes, etc. Mais tout ça ne se fera que selon un objectif qui est au bout du compte d’être un individu normé, de la même façon que des normes physiques s’imposent socialement, faire du sport, être en bonne santé… On va vous demander finalement d’obtenir une « autonomie », une capacité de réaction, une résilience, une créativité…
En vous écoutant, on a l’impression que le développement personnel, c’est un tamis. On prend plein d’éléments, la philosophie, la religion, les spiritualités, et on les passe au tamis, pour enlever les éléments les plus épais, comme la violence, la contrainte ou la mort, et on va garder la pensée positive qui tombe derrière. Et donc à chaque fois qu’on parle du développement personnel, on parle d’autre chose, on parle de la source qui a été tamisée. et notamment le fait que le développement personnel est une alternative à la religion. Comment le développement personnel articule-t-il les spiritualités à leur discours, alors qu’on peut constater un affaiblissement du sentiment religieux, en tout cas dans la deuxième partie du XXe siècle ?
Il y a un mouvement de fond de l’affaiblissement du sentiment religieux, qui commence au XVIIIe siècle en France. Mais le sentiment religieux est toujours là, le besoin de croire en quelque chose persiste. Le problème c’est qu’aujourd’hui, si on pose comme valeur suprême l’autonomie, alors on va rejeter tout un tas d’institutions, comme la religion. Il n’en demeure pas moins que le besoin de sens est là. Alors ça aussi, le besoin de sens, c’est un des grands topos du développement personnel. L’individu va devoir se débrouiller pour trouver quelque chose. Ce qui fait qu’on arrive maintenant à une période, effectivement, où le vide laissé par l’Église catholique conduit soit à un repli identitaire et à une forme de fanatisme, tous les monothéismes le connaissent, soit effectivement à une forme de bricolage général, qui n’est pas propre qu’à la France. Par exemple en Mongolie il y a eu un retour du chamanisme à la chute de l’URSS, mais mélangé à du développement personnel. On n’est plus du tout dans l’idée de départ du chamanisme de communion intéressée et utilitaire avec la nature, puisqu’il faut trouver sa subsistance en tant que chasseur, mais plutôt une espèce de retour à des sagesses ancestrales. Pour les ex-républiques soviétiques, une sagesse antérieure au communisme, pour nos sociétés occidentales, antérieures au christianisme.
Vous parlez dans votre essai du rapport du développement personnel, et notamment son idée structurelle que le bonheur est quelque chose qui se gère, avec la gestion d’entreprise, le management. Est-ce que ce lien qui s’est formé ces vingt dernières années est seulement dû au fait que le développement personnel, par essence, a un côté envahissant qui va tout intégrer à sa démarche, de l’ésotérisme à la stratégie d’entreprise, ou alors, est-ce que le développement personnel est, en soi, une résultante des changements dans le monde du travail ?
Il y a les deux. Il y a aussi une psychologisation qui est une façon très subtile de circonvenir toutes les résistances possibles. Il n’y a plus de hiérarchie sur des projets car on va tous dans le même sens. Il faut avoir un savoir-être, des soft skills particuliers et une personnalité particulière qui font qu’on va être capable de relever les défis sans jamais se décourager. Tout cela est très pratique parce que c’est une façon de dire : « si tu n’y arrives pas, c’est de ta faute parce que tu n’as pas fait preuve de volonté, tu n’as pas mis en oeuvre suffisamment d’énergie, de capacité pour le faire ». Et en même temps comme toutes les carrières sont maintenant individualisées, le rapport au collectif qui pourrait faire bloc s’est complètement effrité. Ça va ensemble avec la figure qui s’est imposée du winner, qui s’implique dans son travail et qui ne compte pas ses heures. La séparation entre vie professionnelle et vie privée est de plus en plus mince. Tout ça se mêle dans l’idée que plus je mets de moi-même dans mon travail, plus je vais me réaliser et plus je vais être reconnu. Comme on a un système de concurrence généralisé, il faut absolument se distinguer des autres.
Vos deux essais ont un ton très corrosif : on a vraiment l’impression en vous lisant que c’est un sujet qui vous tient à cœur, et qui vous met en colère. On peut objecter à vos arguments et à votre colère que finalement le développement personnel, c’est au pire un peu stupide, et au mieux ça peut aider ponctuellement quelques personnes. Pourquoi se mettre en colère contre une littérature qui a l’air, de loin, bien inoffensive ?
Il y a effectivement une colère au départ, c’est la raison du livre. Ce sont les échanges que j’ai eus avec des clientes et des clients. Beaucoup de gens m’ont dit : « Voilà je n’étais pas bien, j’ai lu tel livre, j’ai lu tel autre, j’ai encore lu celui-ci… Et je n’y arrive pas. Je n’étais pas bien mais alors je suis encore plus mal parce que maintenant je m’en veux. » Il y a une vraie souffrance. Mais ce n’est pas dans les livres de développement personnel qu’ils vont trouver de l’aide. Il y a des thérapeutes pour ça, il y a des gens dont c’est le métier et qui peuvent vraiment aider. Ils essayent encore une fois de se débrouiller tout seuls pour tout un tas de raisons qui sont recevables, mais ils ne s’en sortent pas. Ensuite, il y a le business derrière. Le nombre de problèmes de dos qu’ont les libraires, c’est dû en grande partie au développement personnel. C’est aussi le début de mon questionnement. Comment se fait-il que les gens aient besoin de tels livres pour aller mieux ?
Comme vous j’ai fait l’expérience d’un développement personnel révoltant, quand j’ai lu un livre de Maud Ankaoua pour mon podcast Torchon, où elle prétend que quand on tombe malade, c’est parce qu’on aurait choisi la peur et non l’amour. C’était une lecture extrêmement inconfortable pour moi, et culpabilisante ! Qu’est-ce qui fait qu’un qu’un même discours soit à la fois extrêmement réconfortant pour certains et inconfortable pour d’autres ?
Il y a quelque chose d’assez pathétique dans tout ça : on va exacerber le pouvoir de la volonté, et on va nier le hasard, la contingence, le fortuit, l’inattendu. On vit dans des sociétés de prévisibilité intégrale, on ne veut plus que les choses arrivent sans qu’on puisse les expliquer. Avant, quand vous aviez un enfant qui mourait à l’âge de deux ou trois ans, on disait : c’est la volonté de Dieu. On n’avait pas d’autre explication. Aujourd’hui on peut expliquer telle ou telle maladie, telle ou telle bactérie. Mais il reste des choses inexplicables et on s’y refuse. L’inexplicable, pour le coup, c’est inconfortable, quand d’un autre côté, on nous dit d’admirer les progrès de la science, de la médecine, ou de la technique. En face de toute cette somme de choses dont on est si fier, il reste ce négatif dont je parlais, qui est absolument intangible et qui sera toujours là. Seulement, il y a des sociétés qui ne l’acceptent plus.
En fait, on ne l’a jamais tellement accepté, mais jusqu’à présent, on avait Dieu et maintenant on a la pensée positive. Finalement, un dieu un peu vengeur, ça ne fait pas de mal.
Il y a un retour d’une forme d’irrationalité aussi, on le retrouve dans l’ésotérisme. Tout doit faire sens, tout doit être explicable, décryptable. Si telle chose arrive, c’est une synchronicité, mais il faut être capable de décrypter les signes.
Pour finir, si vous aviez un client qui vous demande des recommandations pour un livre pour l’aider dans sa quête d’introspection ou de bonheur, qu’est ce que vous lui proposeriez à la place ?
Il y a un livre de Thomas Nagel qui s’appelle Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Une espèce d’introduction à la philosophie non-scolaire, par le biais de problématiques assez concrètes, par exemple le rapport à la liberté. Ou alors un beau texte de Pierre Zaoui, La Traversée des catastrophes.
- Thierry Jobard, Contre le Développement personnel, éditions Rue de l’Echiquier, 2021.