ANALYSE. Teal Swan est une leader spirituel adepte du new age qui suscite des réactions extrêmement polarisées. Son discours s’inspire d’une histoire philosophique complexe, qui mélange savamment thèmes de la tradition platonicienne, de l’idéalisme allemand et de l’hindouisme. Enquête sur les origines spirituelles et philosophiques du new age.
Les gourous ou leader spirituels tels que Teal Swan suscitent des réactions extrêmement polarisées : aux véritables adeptes ou simple sympathisants s’oppose une majorité qui se moque de l’irrationalisme de croyances tels que la loi de l’attraction (célèbre principe selon lequel nos croyances « se manifesteraient » dans le monde), la grande conscience unique dont nous tous ferions partie, l’âme et l’énergie qui habiteraient les plantes ou même les minéraux, les esprits guides ou démons parmi nous, ou encore un univers structuré en millefeuille à 12 dimensions. Une tension grandissante s’installe entre le camp rationaliste et scientifique et la scène spirituelle autrefois appelée new age (expression moins utilisée aujourd’hui), qui ne cesse elle de se banaliser et de se répandre en tant que doctrine d’arrière-plan officieuse du milieu en forte croissance économique des disciplines dite holistes comme le reiki, la sophrologie, l’homéopathie. Essentiel dans cette expansion est le rôle d’une masse silencieuse de sympathisants qui n’acceptent pas forcément tout le crédo new age, mais s’en inspirent vaguement, l’adaptant de façon personnelle. Telle personne qui fréquente les milieux holistes peut croire par exemple que nous sommes tous connectés par une énergie non matérielle, et rien de plus spécifique. Tel autre individu est plutôt convaincu par la réincarnation.
L’opposition entre la spiritualité contemporaine et les rationalistes scientifiques est l’un des clivages qui structure le plus notre scène culturelle. Le dialogue est devenu impossible : rien que dans mon entourage j’ai vu des amitiés se rompre à cause de cela, notamment pendant la crise Covid. Entre les deux camps, les rationalistes contrôlent le discours officiel, mais ils sont en train de perdre la bataille sur le terrain.
Or, la spiritualité contemporaine est bien plus intéressante que le mépris des rationalistes ne le suggère. D’abord, elle a une histoire philosophique complexe, qui mélange savamment thèmes de la tradition platonicienne, de l’idéalisme allemand et de l’hindouisme, genèse reconstituée de façon magistrale par New Age Religion and Western Culture (W.J. Hanegraaff), véritable chef-d’œuvre en histoire des idées. Mais surtout, elle recèle des enjeux majeurs pour comprendre l’évolution de notre société et pour une critique constructive du modèle de vie occidental hyper individualiste. Pour le comprendre, il faut commencer par éclairer les liens entre spiritualité et développement personnel.
La zone grise du développement personnel
Qu’est-ce que le domaine du développement personnel ? Il s’agit de toutes sortes de connaissances, croyances et techniques non entièrement (ou pas encore) acceptées et validées scientifiquement, utilisées pour atteindre le succès personnel, tel qu’il est défini par le modèle normatif des sociétés occidentales : un bon travail, l’argent, l’amour et des connexions sociales. Si l’approche est validée, officialisée, par définition cela devient de la psychologie respectable, de la thérapie remboursée par la sécurité sociale, et ne relève plus du développement personnel.
Le domaine du développement personnel n’est pas défini par les contenus de ses doctrines spécifiques, mais par l’usage qu’on en fait. On peut citer l’exemple de la philosophie stoïcienne, récemment devenue à la mode en tant que développement personnel. En principe, tout peut être utilisé pour venir en aide à l’individu.
Pourquoi ferait-on confiance à des méthodes « suspectes » ? Parce qu’elles promettent bien plus que n’importe quel outil respectable (ou le même résultat à moindre coût), tout comme la médecine alternative qui réussirait alors que les approches traditionnelles échouent.
Cela met en évidence un très grand besoin de soutien de l’individu car, il faut l’avouer, la vie dans le monde occidental est bien trop compliquée et difficile !
Cela met en évidence un très grand besoin de soutien de l’individu, souligné par des auteurs tel que Sloterdijk dans Tu dois changer ta vie, car il faut l’avouer, la vie dans le monde occidental est bien trop compliquée et difficile ! Sécurisée certes, les individus sont protégés – les services sociaux, la soupe populaire, l’ambulances qui arrive dans les 20 minutes – mais difficile. Nos démocraties sont bâties sur la liberté individuelle : comparé à des mœurs plus contraignantes qui enjoignaient de former une famille à un jeune âge, et de choisir dans une palette limitée de professions respectables – codifiant en quelque sorte la vie – le fait d’être libre est plus plaisant (l’instinct c’est toujours de faire ce qu’on veut !) mais aussi plus responsabilisant et ambitieux. La liberté est facile à désirer mais difficile à réussir. Des millions de personnes se cherchent, ne savent pas ce qu’elles veulent vraiment, se déclarant insatisfaites des expériences professionnelles et humaines présentes et passées.
https://zone-critique.com/critiques/nathan-devers-le-nom-du-joueur-est-un-nom-dauteur
C’est cette demande colossale et intarissable qui crée la zone grise du développement personnel, fils illégitime de l’individualisme contemporain. Car, il faut le reconnaître, il y a une petite gêne associée au développement personnel et à ses adeptes. Elle se banalise dernièrement, mais elle est toujours présente. Elle s’exprime dans une question sans cesse posée aux férus des pratiques d’amélioration de soi : pourquoi n’êtes-vous pas simplement vous-même, vivant votre vie, faisant vos propres choix ?
C’est cette demande colossale et intarissable qui crée la zone grise du développement personnel, fils illégitime de l’individualisme contemporain.
En proposant toute une panoplie de techniques, le milieu du développement personnel donne implicitement une image de la vie moderne similaire à celle d’une usine à gaz : avoir un tant soit peu de succès serait aussi dur que réussir un marathon. C’est ce sous-entendu-là qui nous gêne. Le développement personnel prend en défaut le projet démocratique de réussite et liberté pour tous, en dénonçant sa difficulté excessive, ce qui est une façon indirecte et subtile, presque sournoise, de le critiquer. Or, la gêne est issue du déni: nous ne sommes gênés que par des problèmes que nous ne voulons pas voir. Une partie de nous est consciente que le diagnostic d’une vie trop compliquée est pertinent, d’où l’attitude ambivalente, à la fois d’intérêt et de mépris, et la création d’une zone grise correspondant à des outils d’aide à l’individu séduisants mais impossibles à légitimer.
La raison pour laquelle le développement personnel est un domaine très intéressant pour comprendre les structures profondes et l’évolution de notre société est qu’il nous pose un choix forcé : la zone grise est instable, on n’y reste pas très longtemps. Confrontées au déni d’un problème, soit la société in fine change, soit la solution pour tolérer le problème est banalisée. La méditation et le constat d’une origine largement psychosomatique des problèmes de santé sont de bons exemples de banalisation du développement personnel face à la complexification accrue de la vie. Il ne faut pas oublier que jusqu’aux années 1970-80 c’étaient les hippies qui méditaient, et la croyance que le stress est responsable de toute sorte de maladie était considérée comme ésotérique. En aucun cas on ne devrait ignorer les pratiques et les croyances du milieu : un jour elles risquent de devenir les nôtres, ou alors elles pointent des changements nécessaires. Aujourd’hui, on médite en entreprise pour gérer le stress.
Alors qu’on l’associe davantage à des techniques ou à des pratiques concrètes, les croyances occupent une place toute particulière dans le développement personnel. Rien ne vaut la puissance de la foi : si vous vous croyez destiné au succès, cela aura plus d’effets que n’importe quelle stratégie. C’est d’ailleurs le sens de la loi de l’attraction, selon laquelle les croyances deviennent réalité. En ce sens, la spiritualité new age peut être interprétée comme la forme ultime de développement personnel. Loin d’être farfelues, ces croyances sont le kit d’adaptation le plus performant au monde moderne, et c’est pour cela qu’elles sont en train de gagner sur le terrain la guerre contre les rationalistes, qui contrôlent pourtant le discours institutionnel.
Teal Swan, critique de l’individualisme
Dans ce panorama, la figure de Teal Swan, qui se fait remarquer avant tout par sa grande rigueur intellectuelle et philosophique – la collection de vidéos qu’elle publie en ligne une fois par semaine depuis plusieurs années étant une espèce de summa du new age sans égal –, est en même temps typique, presque caricaturale, et profondément atypique, ce qui fait son intérêt.
Le personnage est romanesque : très belle mais froide, elle a eu une vie difficile et aventureuse. Enfant, elle est tombée sous l’emprise d’un culte où elle était torturée, à l’insu de ses parents. Adolescent, elle réussit à s’échapper par une fuite rocambolesque, digne du meilleur film à suspense. Ayant été ensuite athlète professionnelle dans le ski, elle sillonne maintenant la planète retrouvant ses adeptes dans des séminaires qui affichent complet. Souvent trahie par les siens qui deviennent ses pires ennemis, elle fait l’objet de nombreuses attaques et scandales.
L’essentiel de ses enseignements est bien représentatif des doctrines new age comme forme d’adaptation ultime à la société individualiste. Elle prône l’idée d’une mission de vie choisie par notre âme avant de s’incarner : quel meilleur sésame contre l’angoisse des individus qui peinent à trouver leur voie, que de se dire que le choix a déjà été fait, et qu’il faut juste s’en souvenir et retrouver la piste ? On ne pourrait faire mieux. Remarquons que d’autres méthodes de développement personnel n’impliquant pas de croyances surnaturelles ne peuvent que promettre un résultat probable, un processus par lequel on va peut-être trouver notre vraie passion et mission, sans atteindre le niveau de certitude offert par cette croyance. Le développement personnel pour ainsi dire laïc et relevant d’une recherche plus psychologique se voit complètement dépassé par la spiritualité. Rien ne vaut la foi.
Une autre obsession individualiste de Teal Swan est la quête de compatibilité comme principe de vie. Nous sommes tous des êtres uniques, venus au monde avec une mission secrète, mais, tels des vilains petits canards, nous pourrions nous retrouver au mauvais endroit, dans un milieu qui ne nous valorise pas. L’essentiel est alors de chercher les personnes compatibles, les âmes sœurs, le bon match au bout de monde s’il le faut. En amour, au travail, partout. Ce genre de croyance aide à tolérer un marché global déraciné où des milliards d’individus s’échangent des compétences et où l’on pourrait se retrouver informaticien en Antarctique pour gagner de l’argent : or si, à un niveau spirituel, on est fait pour aller où les gens veulent bien de nous, que mal y a-t-il à abandonner ses origines ?
Ce qui est au contraire atypique chez Teal Swan est un deuxième corpus de doctrines qui dénoncent l’isolement et la solitude dans le monde moderne. Au premier abord la contradiction est totale : les doctrines new age sont conçues pour nous aider à tolérer l’individualisme en en niant les méfaits, mais, coup de théâtre, Teal Swan nous enseigne aussi qu’il faudrait vivre à proximité de ses amis les plus chers, qu’une femme ne peut pas de façon réaliste élever ses enfants toute seule, qu’on est faits pour vivre en communauté, qu’il faudrait donner plus de place à l’amitié par rapport à l’obsession amoureuse totalisante qui nous isole du groupe.
Elle marque là, pour ainsi dire, des buts contre son propre camp. En réalité, il se passe quelque chose d’extrêmement intéressant ici. Elle ne se contredit pas du tout. Elle retrouve plutôt les limites objectives d’une logique individualiste dont elle est (et elle reste !) pourtant partisane. Autrement dit, elle reconnaît le besoin de connexion et de communauté qui est inséparable de la nature humaine, même si on cherche à concevoir les individus de la façon la plus autonome possible. Elle pousse l’individualisme jusqu’à ses limites extrêmes, jusqu’au point de rupture. En philosophie on appellerait cela un retournement dialectique. Si vous voulez découvrir à quelle profondeur un être humain peut plonger, n’y a-t-il pas meilleur avis que celui d’un plongeur en quête de nouveau record ? Rien ne vaut l’avis d’un expert pour fixer les limites de qui est atteignable dans son propre domaine.
Teal Swan nous offre un cadeau inespéré. Car, admettons-le il y a un malaise ambiant qui gagne du terrain dans les pays occidentaux avancés : notre modèle de vie paraît à but de souffle, en fin de course. Le problème de cette perception diffuse est qu’elle est vague, et le vague est un mauvais conseiller, qu’on ignore facilement et qui n’offre pas de plan d’action concret.
Il nous faudrait une radiographie plus précise des points de rupture, de faille, qui nous dise quel os exactement va craquer, non pas vaguement que l’Occident est un patient qui se porte mal. Ce que Teal Swan a le courage de faire, on doit lui en rendre le mérite, car les critiques générales sont faciles et ne rencontrent aucune opposition. On dénonce l’individualisme rampant et la solitude en Occident, tout le monde applaudit, on dit en revanche comme elle le fait qu’une mère ne peut pas élever des enfants seule, et il y a un tollé au nom de l’autonomie et la liberté de choix. Idem si on suggère un rapprochement géographique entre amis chers, éloignés par les aléas du capitalisme globalisé : un bel idéal, mais enfin, soyons sérieux, chacun fait ce qu’il veut et qui l’arrange.
Dans les prochaines décennies, il faudra décider quel est le prix du changement qu’on est disposé à payer pour entamer une transition vers une société plus humaine, car aucune transition n’est indolore, sinon elle se serait déjà produite. Dans le cadre de ce défi pour l’occident, l’exploration par Teal Swan des limites de l’individualisme, poussé jusqu’à ce qu’il craque, me semble être une contribution qui mérite plus d’attention.
Retrouvez la version anglaise de cet article dans le lien ci-dessous :