Tal madesta

Tal Madesta : Par delà la sexualité. 

ANALYSES. À la fois essai et témoignage, ce texte court mais précis de l’auteur Tal Madesta nous invite à questionner notre rapport à la sexualité, omniprésente et survalorisée dans notre société. Dans un style clair et très pédagogique, il nous montre comment la sphère de l’intime – prétendument émancipée de règles et de tabous – continue en pratique de servir un système capitaliste et patriarcal. Un livre pertinent que son style concis sert.

Quand une personne sur dix en France a vécu l’inceste, que 200 000 femmes toujours en France sont victimes de violences conjugales chaque année et que 67 viols sont commis tous les jours dans ce même pays, comment est-il possible que la première obsession de notre société reste celle du désir et du plaisir sexuel ? Par ailleurs, un corps qui ne désire pas, peu, par intermittence ou sous conditions est-il nécessairement un corps à réparer ? Si c’est visiblement ce que cherche à nous faire croire la société, c’est au contraire ce que démantèle l’auteur et journaliste Tal Madesta dans son essai Désirer à tout prix.

Dès les premières pages, le champ est exposé. Il ne s’agit pas dans ce livre de parler des personnes se présentant comme asexuelles (terme définit par l’auteur dans le lexique de l’ouvrage comme une « personne qui ressent peu ou pas d’attirance sexuelle envers autrui. [et qui représente] 1% de la population ») mais bien de toutes ces autres qui finissent par voir en la sexualité à mesure d’un parcours jonché de sexisme et de violences sexuelles une énième injonction parmi d’autres, un « devoir » nécessaire au maintien d’une vie de couple sereine ou encore l’unique moyen d’obtenir une forme d’intimité sans pour autant y prendre aucun plaisir et en culpabilisant parfois. À toutes ces personnes là l’auteur leur dit « vous n’êtes pas seules » et « vous n’êtes pas le problème ». 

À force de citations allant de Michel Foucault à Monique Wittig et avec l’aide de nombreuses études telles que celle conduite par la MIPROF (Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des être humains) en 2020 au sujet des violences faites aux femmes ou celle réalisée par Statista en 2021 sur l’évolution, la fréquence et la satisfaction de l’utilisation des sextoys en France, Tal Madesta démontre comment l’omniprésence d’une certaine forme de sexualité (hétérosexuelle, perfomative et fertile) dans le discours médiatique et politique (chacun•e se souvient peut-être du fameux appel d’Emmanuel Macron à procéder à un plan de réarmement démographique en janvier 2024) ne vise en fait pas à améliorer l’épanouissement personnel des individus (et en premier lieu des femmes et personnes minorisées) mais bien à servir un système capitaliste et patriarcal, que « La sexualité n’est pas un simple terrain de développement personnel inaltéré par les violences, la domination, le capitalisme. ». Plus loin l’auteur précise « qu’on peut penser l’hétérosexualité [définie comme un système] comme la main gantée du capitalisme, dont l’objectif ne pourra jamais être la révolution sexuelle ou autre. »

Par la même, il met en lumière les limites des mouvements dits « sex-positifs » qui, s’ils partent de l’intention de guider les individus vers une meilleure connaissance d’eux-mêmes et de leurs plaisirs, continuent de placer la sexualité au centre de l’échiquier et poussent à l’aliénation plus qu’à la libération. Il y montre que bien souvent cela concerne toujours les mêmes personnes en mettant de côté toutes les autres, celles dont les sexualités sont jugées comme déviantes (personnes LGBT+…) voire indésirables (personnes handicapées…) et que par ailleurs, pour toutes celles qui en revanche, ne désireraient pas ou peu, tout est fait pour les remettre sur les rails du désir (l’auteur nous informe par exemple que jusqu’en 2015 l’absence de désir sexuel était considéré par l’association américaine de psychiatrie comme une pathologie). En bref, qu’il y aurait « d’un côté, les corps désirants, les fonctionnels. De l’autre, ceux à réparer, dans une logique prescriptive à laquelle on ne peut échapper, puisqu’elle nous est rappelée partout. »

Mais une fois ce constat fait, y-a-t-il des solutions face à ce système de l’hégémonie sexuelle ? C’est ce que pense l’auteur, spécialisé sur les questions du féminisme, des luttes LGBT+ ainsi que sur la judéité et ce dont il nous fait part dans la deuxième partie de son texte. Ainsi, dit-il, « Je souhaite repérer, raconter et transmettre des histoires d’intimité dont le sexe n’est pas le point d’ancrage, le référentiel de départ. » Bien plus riche en témoignages et s’éloignant donc de la forme de l’essai, nous sont présentés d’autres formes d’intimités. « Faire l’histoire de l’amour sans sexe », voilà alors l’enjeu.

Les chemins sont multiples mais tous•tes parlent de voies lumineuses pour se réapproprier son corps par delà la sexualité, et s’aimer et aimer autrement.

En une cinquantaine de pages ouvertement non exhaustives l’auteur fait l’état d’autres modèles et représentations. Et si son travail s’axe largement sur les existences LGBT+, c’est que « C’est donc du côté des communautés en marge des modèles socio-familiaux normés qu’on peut commencer à essayer de repérer ces récits [mettant en péril la société hyper-sexuée et la famille nucléaire] ». N’allons donc pas y chercher un travail journalistique neutre, ou purement sociologique. Il s’agit là aussi, et l’auteur le prône, d’un projet politique : renverser l’ordre dominant, mettre en lumière les discriminations à l’œuvre dans le domaine de la sexualité pour mieux faire exister des intimités alternatives. Celles-ci se rejoignent souvent sur le chemin de l’amitié, celle de la famille choisie (terme utilisé et repris à plusieurs reprises dans les différents témoignages) celle du care, d’une attention à l’autre sans attente érotique. L’auteur mentionne sa propre expérience, raconte sa sensation d’intimité avec ses ami•e•s lorsqu’ils et elles sont présent•e•s pour lui a un événement important ou anodin de sa vie (anniversaire ou simple « coup de blues »). Il donne aussi la voix à son amie Rachel qui précise, elle, combien les amitiés lui sont cruciales dans la mesure où elles créent « des espaces de réflexion, de discussion et de décompression. » ou encore à Max dont la vie en colocation a créé un nouveau rapport à l’intime. Pour lui, dont la vie familiale avait été jusqu’alors synonyme de violence, choisir son espace de vie quotidienne et les personnes qui le partagent revient à se recréer un espace d’intimité psychologique et émotionnelle au delà des normes attendues (celles de la famille nucléaire). L’auteur résume par une formule aussi simple qu’efficace : « Les liens d’amitié ce sont des passions amoureuses qui n’ont pas besoin de sexe pour se maintenir, pour grandir. »

Résonnent aussi en chœur les voix de Soan, de Mila ou encore de Lola qui partagent avec nous un peu de leurs vies, différentes et en même temps semblables à chacun•es d’entre nous. Ils et elles nous parlent de leurs amitiés, de leurs vies de familles jonchées d’embûches, des blessures vécues et de leurs manières d’y faire face. Ils y parlent de violence, de handicap, c’est parfois dur et parfois doux. Les chemins sont multiples mais tous•tes parlent de voies lumineuses pour se réapproprier son corps par delà la sexualité, et s’aimer et aimer autrement. Explorant de nombreuses possibilités, il y est autant question de sport que de colocation, d’amitié de que parentalité, de poésie que d’anarchie. Ces voix sont touchantes, nous confrontent à un autre possible, nous font rire, nous font pleurer, et parfois tout à la fois. On découvre parmi elleux qu’il n’est pas question de porter un regard moralisateur ou méprisant sur le sexe, que la question n’est pas de le faire disparaître de nos vies, mais qu’il devrait rester à sa place, celui d’une manière d’accéder à l’intimité parmi tant d’autres, toutes aussi riches et porteuses de sens. « Qu’on nous laisse aller au cinéma, lire aux terrasses des cafés, dessiner des paysages, faire à manger à nos ami•es, photographier nos amours, nous prélasser au soleil… en paix. »

  • Tal Madesta, Désirer à tout prix, Éditions Binge audio, « La collection [sur la table] », 2024.
  • Crédits photo : ©Adeline Rapon/ La Déferlante

Publié

dans

par

Étiquettes :