Libre à vous de trouver cette anecdote inoffensive, mais vous ne m’ôterez pas de l’idée que l’aéroport d’Orly est hanté, et qu’un diaphane passager se faufile à bord sans faire sonner les portiques. Autrement, je ne m’explique pas ce qui est arrivé il y a quinze ans, à la Toussaint, par un après-midi d’orage et de nuit.
C’est moi, au hublot, siège 16F, avec des lunettes et un ruban Unaccompanied Minor. Je ne prête pas attention aux trous d’air, au stewart qui répète les consignes de sécurité, au voisin nerveux. J’ai l’habitude d’aller en avion chez mes grands-parents et je suis plongée dans un livre palpitant : le dernier tome d’une trilogie dont le héros voyage dans le temps, espérant changer son propre passé.
Bientôt, c’est la fin. Je tombe des nues. La quête du héros est un échec complet. Il n’a pas évité à sa mère de se faire assassiner par la mafia, il n’a pas sauvé son amoureuse de la mise à sac de Rome en 1527, ni retrouvé son père dans les geôles de Vlad Tepes… Je tourne et retourne les pages, refusant d’accepter la défaite.
Vous l’avez déjà fait, n’est-ce pas ? En général, ça ne marche pas.
Là non plus, naturellement, ça ne marche pas. J’appuie mon front au hublot et je regarde la foudre couper les nuages en morceaux. J’ai l’impression d’avoir lu tous les livres du monde et de les avoir tous trouvés tristes.
Un trou d’air plus fort que les autres me cogne la tête à la vitre. On dirait qu’une petite dose d’électricité parcourt mes muscles. Je regarde autour de moi. Le voisin nerveux s’est endormi. Le stewart est à l’autre bout de la travée, très loin, je ne vois pas ses traits, juste son sourire démesuré façon fanal d’atterrissage. Je ne sais pas quoi, mais quelque chose a changé.
J’ouvre le livre avec mes doigts fourmillant d’électricité.
Épilogue…
Cet épilogue, je l’ai assez cherché, espéré, imaginé pour savoir qu’il n’était pas là tout à l’heure.
Il fait une vingtaine de pages. Et soudain, tout s’arrange. La mère du héros n’est pas morte. Son père n’est pas en train de se faire empaler en Transylvanie. Son amoureuse a échappé au Castel Sant’ Angelo. Le héros est comblé.
J’ai toujours le livre dans ma bibliothèque. Non, l’épilogue n’a pas disparu à la descente de l’avion, parti là où vont les orages quand ils sont terminés. Pages écrites à l’encre de foudre, elles se tiennent tranquilles d’apparence.
À part un passager fantôme qui se serait amusé à faire un échange, la seule explication que j’entrevois est celle d’une erreur de pilotage. Perdu dans un ciel mal aiguillé, l’avion s’est peut-être posé sur une autre ligne d’univers. Ni vu, ni connu, ou presque. Quelques légères incohérences comme celle-ci sont les seules coutures visibles d’une réalité rapiécée à notre insu.
Je me demande parfois si, dans une autre version du monde, notre avion ne traverse pas à l’infini l’orage et si à bord de cet avion, il y a, un livre fermé sur les genoux, le front appuyé au hublot, une petite fille qui ressemble à mon enfance.
Depuis, je prends toujours le train.
- Crédits image : The Flight That Disappeared, Reginald Le Borg (1961).