Salomé Mendes Fournier

Chasser les pensées négatives ?

CHRONIQUE. Dans cette réflexion libre, Salomé Mendes-Fournier, psychologue-clinicienne, se penche sur les nuances entre la psychanalyse et le développement personnel. Loin d’une simple comparaison des méthodes, il s’agit d’explorer la manière dont ces disciplines abordent la question de la souffrance et du bonheur, ainsi que celle, fondamentale, du désir et du rôle qui lui est conféré dans la recherche d’épanouissement, d’un point de vue à la fois éthique, théorique et clinique.

C’est vers l’âge de 4 ans que j’ai formulé à ma mère mon désir de devenir docteur du stress. Plutôt angoissée comme enfant, mon horizon a rapidement pris les contours d’une nécessité : celle d’en passer par la psychologie pour tenter de résoudre une énigme subjective faite d’inhibitions, de symptômes, d’angoisses et, envers et contre tout, de désirs. Rien ne me prédisposait à la psychanalyse et pourtant, c’est à l’âge de 18 ans que j’ai entrepris de contacter une psychanalyste pour aller mieux. Qu’est-ce qui différenciait alors la démarche psychanalytique que j’entreprenais – et celle que j’entreprendrai plus tard au contact de mes patient.e.s – d’un travail de développement personnel ? Comme beaucoup d’entre nous, je souffrais sans en comprendre les raisons, et je répétais souvent que j’avais pourtant tout pour être heureuse. Sans le savoir, j’avouais de cette manière que c’était bien d’accès au bonheur dont il était question, et j’attendais de ma psy qu’elle m’en livre le secret, fantasmant par-là que la recette du bonheur devait bien se transmettre quelque part sous le manteau de quelque savant chevronné. Freud lui-même le dit en 1930 dans Le Malaise dans la civilisation : les hommes « tendent au bonheur, ils veulent être heureux et le rester », et n’est-ce pas là chose promise par certains best-sellers promettant de guérir en 50 exercices ou d’attirer le succès en 25 leçons ? Pourquoi avoir fait le choix de la psychanalyse – personnellement puis professionnellement –, par laquelle, selon Lacan, la guérison n’adviendrait que de surcroît ? Avant de tenter de répondre à cette question, quelques précisions s’imposent. Premièrement, si je me montre critique à l’égard de « l’industrie du bonheur » (Cabanas et Illouz, 2018), je ne tiens nullement à jeter le bébé avec l’eau du bain. En matière de cheminement personnel, chacun.e est libre d’emprunter la voie qui lui convient, et il est nécessaire de rappeler qu’il existe autant de pratiques que de praticien.ne.s. Il serait donc fallacieux de critiquer le développement personnel en tant que discipline uniforme. De plus, si c’est en tant que psychologue clinicienne que j’écris, je ne parle cependant qu’en mon nom propre, à partir de mon expérience, mes choix théoriques et ma sensibilité. Mon propos n’a donc pas de portée prescriptive, pas plus qu’il ne s’autorise à livrer une expertise.

À la recherche du bonheur

Freud précise à propos du bonheur que « ce qu’on nomme bonheur (…) résulte d’une satisfaction plutôt soudaine de besoins. » Le bonheur impliquerait « d’une part l’absence de souffrance et de déplaisir, de l’autre l’expérience de forts sentiments de plaisir. » Il ajoute cependant que « nous sommes ainsi faits que seul le contraste est capable de nous dispenser une jouissance intense, alors que l’état lui-même ne nous en procure que très peu. Ainsi nos facultés de bonheur sont déjà limitées par notre constitution. » (Freud, 1930) Il s’agit là d’une acception du bonheur qui s’éloigne de très loin de celle proposée par la psychologie positive depuis la fin du XXe siècle. La psychologie positive, développée par les psychologues américains Martin Seligman et Mihály Csíkszentmihályi, promeut, au même titre que le développement personnel, le bien-être et le fonctionnement maximal des individus par les émotions positives, les forces individuelles et les institutions favorisant le bonheur. La désignation psychologie positive reviendrait-elle à marquer une rupture avec une psychologie supposément négative ? Il est vrai que la psychanalyse ne tend pas à parler de bonheur, et ses représentations peuvent « laisser croire qu’après avoir payé cher et attendu un nombre d’années respectable, l’analysant se sera seulement accoutumé à une douleur d’exister qu’il saura supporter avec noblesse. » (Pommier, 2004)  Sur le papier, il semble alors évident que la promesse d’une psychologie du bonheur nous séduise davantage. La psychologie positive confère une légitimité scientifique à l’étude du bonheur qui « envisage le moi comme étant à l’origine de tous les comportements humains ». Le bonheur pourrait donc s’acquérir et ne serait qu’une « question de choix, de volonté, de perfectionnement de soi et de savoir-faire. » (Cabanas et Illouz, 2018) Il fallait oser le pari de balayer d’un tel revers de main l’hypothèse de l’inconscient afin d’accorder un si grand pouvoir au Moi. Il m’arrive de rencontrer des patient.e.s exigeant d’eux.elles-mêmes de chasser les pensées négatives, d’essayer de rester focus sur le positif, afin de ne plus penser à ça. Je m’étonne toujours à l’écoute de ces formulations, notamment l’usage des termes positif et négatif qui partagent les pensées en deux catégories : les bonnes et les mauvaises, et je me demande alors par quelle moralisation de l’activité de pensée nous en sommes arrivés à nous blâmer de broyer du noir. C’est qu’il y a bien un échec au bonheur : on échouerait à garder confiance en soi, à faire preuve de résilience, comme on échouerait à atteindre son summer body ou à devenir propriétaire à 25 ans. On voit là que le bonheur n’est plus une affaire d’émotion, mais qu’il est bel et bien façonné comme un ordre moral, un affect politique, une norme. Et comme toute norme, celle-ci constitue une véritable grammaire de la subjectivation. La philosophe féministe Sara Ahmed va jusqu’à parler d’un « devoir de bonheur » qui consiste en un ensemble de tâches affectives et morales mises au service de la promesse d’être heureux ; en bref, un bonheur promis à celles et ceux voulant vivre leur vie de la bonne manière. (Ahmed, 2010) Si les normes constituent le sujet, régulant notamment sa manière d’être avec l’autre, elles sont pourtant coercitives, contingentes et parfois sources de souffrances. Plutôt que d’encourager les pensées positives, il me semble alors plus adéquat de questionner la relation de l’inconscient avec ces normes en demandant à la personne : parlez-moi justement de ça.

L’énigme du symptôme

Parce que c’est bien ça qui nous amène en analyse, ce truc qui cloche, qui se répète, qui empêche de dormir, qui donne de l’eczéma ou qui provoque l’énième échec amoureux qui nous rend terriblement malheureux.ses. On n’entre pas en analyse pour faire le tour de son inconscient ; on entre en analyse avec une plainte, un symptôme. Mais c’est quoi, un symptôme ? A quoi ça sert et qu’est-ce qu’on en fait ? C’est là une question qui oriente l’éthique de la psychanalyse. En psychanalyse, le symptôme s’entend comme un rejeton de l’inconscient : il a un sens, il parle et porte en lui une vérité qui peine à se faire entendre. Il peut aussi être une défense ou bien un compromis ; quoi qu’il en soit, il fait énigme pour la personne qui vient parler, adressant à celui ou celle qui l’écoute un désir, déjà, de reconnaissance. Pourquoi s’empresser de le supprimer alors qu’il y a là tant à entendre ? Bien entendu, il ne s’agit pas de maintenir le sujet dans une position maladive ou souffrante, ni d’appuyer sur tous les boutons, n’importe comment, juste pour le principe que ce qui fait symptôme se prête à l’enquête. Mais l’expérience le prouve et l’adage le rappelle : chassez le naturel, il revient au galop. Autrement dit, l’inconscient n’a que faire de ce que le Moi s’évertue à chasser : supprimez le symptôme, il saura retrouver son chemin. Or, c’est bien pour se soigner ou par désir de guérir que l’on vient toquer à la porte d’un.e psychanalyste, et c’est bien parce qu’on lui suppose un savoir qu’on y retourne. Mais ce savoir reste supposé, et c’est là ce qui distingue la psychanalyse des pratiques de coaching ou de bien-être : la psychanalyse ne prescrit pas, elle ne commande ni n’ordonne aucune réponse toute faite à la souffrance ou au trauma. L’analyste aiguille celui ou celle qui vient parler à élaborer une vérité qui lui est propre et à trouver des réponses singulières à des questions qui le sont tout autant. Par quels moyens ? Tout d’abord, en veillant et en travaillant à entendre avant de comprendre. C’est ce que Lacan nous enseigne : ne pas s’empresser de comprendre, à défaut de quoi on en oublierait d’entendre ce qui ne s’est pas encore dit. (Lacan, 1958) Si l’on estime qu’en psychanalyse, la guérison n’advient que de surcroît, cela ne veut pas dire qu’elle est secondaire ni qu’elle ne nous préoccupe pas. Cela signifie plutôt que l’analyste ne s’identifie pas à un guérisseur. D’une certaine manière, ce qui nous guide, c’est avant tout de respecter le symptôme et la vérité qu’il contient. Mais de quelle vérité s’agit-il ? Une crise d’angoisse, par exemple, ne nous renseigne pas sur un danger réel. L’angoisse est menteuse : elle laisse croire que quelque chose de nuisible ou de menaçant s’approche, nous faisant alors éprouver une peur que l’on juge plus ou moins irrationnelle mais qui reste néanmoins bien réelle. Et pourtant, voilà autre chose que Lacan nous dit : l’angoisse ne ment pas et elle ne trompe jamais car elle a toujours un rapport, dit-il, avec le désir. (Lacan, 1962) Ce sur quoi le symptôme nous renseigne alors, c’est sur notre désir.

Si l’on estime qu’en psychanalyse, la guérison n’advient que de surcroît, cela ne veut pas dire qu’elle est secondaire ni qu’elle ne nous préoccupe pas. Cela signifie plutôt que l’analyste ne s’identifie pas à un guérisseur.

Au-delà du principe de bonheur

Finalement, on ne vient pas tellement s’allonger sur le divan pour s’écouter parler de ses problèmes, mais bien pour s’entendre dire ce qui échappe, ce qui trahit, ce qui surprend dans son propre discours. Une pensée incidente, un lapsus, un rêve que l’on juge un peu honteux sont autant d’occasions de dire le désir – voire d’en rire – tout en se rencontrant autrement que par le prisme d’un idéal de soi un peu trop tyrannique. L’analyse consiste alors davantage en un travail de renoncement ou, pour le dire en termes freudiens, un travail de deuil : deuil d’un idéal déjà, et deuil d’un désir de satisfaction soudaine et immédiate. Rappelons ce que Freud nous dit à propos du bonheur : il résulte d’une satisfaction. Or, il se trouve que c’est bien cette satisfaction qui est ankylosée lorsque l’on vient demander de l’aide. Malheureusement, il ne suffit pas toujours de la vouloir pour la trouver, et c’est bien là que s’ouvre le travail non pas contre, mais tout contre le symptôme qui nous en ouvre la voie. Et puisque choisir c’est renoncer, reste à savoir à quelle renonciation impossible le sujet a affaire. Est-ce à dire qu’il faudrait faire un choix entre le contournement du symptôme et son exploration ? Autrement dit, un choix entre le bonheur et le désir ? Heureusement que non ! Cela revient surtout à rappeler qu’être heureux et désirer, ce n’est pas tout à fait la même chose, et que l’état qui ne manque pas, celui de plénitude qui ne désire pas, dans le fond, ce n’est pas vraiment la vie telle qu’on l’envie. La psychanalyse ne porte pas de jugement sur la souffrance ; elle invite, autant que faire se peut, à entendre le désir qui se promène dans le discours et à convertir ladite souffrance en acte, en puissance d’agir pour le dire avec Spinoza, accompagnant l’effort du sujet pour persévérer dans son être désirant, une fois désencombré de ce à quoi il est parvenu à renoncer. Et quelle joie de s’y autoriser enfin ! Finalement, là où le développement personnel propose une offre continue d’amélioration de soi, l’hypothèse de l’inconscient permet de prendre le contrepied de ce que le psychiatre Mathieu Bellahsen nomme « l’auto-entreprenariat de son capital santé mentale. » (Bellahsen, 2014) La norme concurrentielle appliquée à la santé mentale ne se satisfait pas des idées noires qui font pourtant partie de la vie psychique de tout un chacun. Il ne s’agit pas pour autant de les encourager, et il y a lieu de s’inquiéter lorsqu’elles occupent trop douloureusement le devant de la scène psychique. Mais il demeure que le sujet a toujours quelque chose à en dire et qu’il est nécessaire qu’il puisse être entendu. Alors plutôt que de chasser les pensées négatives, prêtons l’oreille aux manifestations de l’inconscient : celles-ci arrivent toujours à la bonne-heure.


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