Extrait de son premier roman Poser Nue, encore non publié, Zoé Besmond de Senneville raconte son expérience de modèle d’art, une pratique qu’elle exerce depuis plus de 10 ans. Ce récit s’est écrit in situ, dans les ateliers de modèle vivant, pendant près de deux ans, via l’appli Notes de son téléphone.
Il s’agit du corps de Z, modèle d’art, traversé par les mots pour dire : les poses, l’immobilité, l’adrénaline, la nudité, la suspension du temps, les regards, l’épuisement…
J’ai tous les détails de l’histoire c’est complètement fou j’ai le personnage je le connais, je la connais, je l’ai observée, j’ai recueilli ses sensations les plus fines son immobilité, je connais sa colère par cœur dans les moindres recoins, je connais son silence ses frustrations je sais son besoin d’être touchée et de ne pas accepter de l’être je sais son désir d’épuiser son corps de le fatiguer je connais ses nerfs je connais sa peau le froid le chaud sur sa peau je les ai goûtées je les ai attrapées. Je sais son désir sa faim de la vie et l’impression qu’elle a de ne pas la vivre du tout. D’être à côté en dehors, que ce n’est jamais assez. Je connais je la connais je sais tout de cette histoire de son corps à elle des pieds à la tête, à tous les âges. J’ai documenté tout pour pouvoir le donner justement l’écrire le raconter j’ai été précise dans la forme du corps les impressions les émotions les reflets j’ai un amas de détails là dans les cahiers dans mes documents word je sais aussi la pluralité de ce personnage, tout ce qu’elle incarne, l’intensité et la multiplicité de ses désirs doutes idées, et de n’en avoir jamais assez.
C’est comme d’avoir un personnage t’as l’impression tu le connais vous êtes comme des semblables tu connais tout de lui ou d’elle t’as l’impression que tu sais tout que t’as compris son histoire et pourquoi il souffre. Et pourtant t’arrives pas à le jouer. Il manque un truc, un déclic, un truc qui lâche. Un détail, peut-être c’est un détail. Un rien qui ferait tout, qui débloquerait tout. Pour que ça roule. Pour que quand t’ouvres la bouche c’est lui — c’est elle. C’est elle qui parle quand tu marches c’est elle quand tu poses c’est elle quand t’écris c’est elle quand tu baises c’est elle quand tu ris quand tu pleures quand tu fais répéter parce que t’entends que dalle c’est elle, elle et elle. Je la connais son histoire je la connais par cœur elle s’appelle Suzanne elle s’appelle Victorine elle s’appelle Kiki Fernande Simonetta Gabrielle Annie Maria Claire. Non.
Elle s’appelle Z. Elle est modèle d’art. Elle est née en 1987. Sous péridurale. C’est ce qu’il y a marqué sur le carnet de santé elle ne s’en souvient plus. Son corps si sûrement, mais pas sa tête. Zéro jour c’est trop tôt pour se souvenir de quoi que ce soit désolée c’est trop demander à un bébé. Sa mère c’est sa mère c’est sa mère c’est sa mère. On choisit pas sa famille mais si elle avait pu choisir pas sûre de faire un autre choix. Elle est très belle sa mère sa voix est douce mais elle n’a pas envie de s’occuper d’elle pas le temps le travail passe d’abord le travail c’est important c’est l’essentiel c’est ce qu’il faut faire la priorité dans la vie sinon comment s’en sortir. Le bébé est confié à une nounou à 10 jours elle ne s’en souvient pas elle s’en souvient elle hurle du ventre qui l’a portée trop tôt pour quitter ces bras-là cette peau-là elle ne se souvient de rien elle se souvient de tout elle pousse des hurlements elle se tait sa mère c’est sa mère sa mère les cadeaux n’y font rien elle veut ses bras sa peau ses yeux. Son attention, ce bébé-là.
*
L’automne est arrivé vite dans nos corps, sur la ville, de la canicule au froid poser est pénible il faut allumer le chauffage déjà tu dis ça promet tu penses au secours ce tournant pourquoi si vif si rapide mon corps n’est pas prêt à cela mon corps est sec il est rond il est fragile il n’a jamais été aussi fragile aussi fort aussi ancré il a été touché récemment c’est-à-dire caressé par des hommes et cela l’a désarmé. Cela est arrivé après une trop longue période de désert voilà ce que cela fait de poser on finit par se passer de cela le corps touché l’intimité on la met ailleurs la pudeur elle a disparu le corps touché a lieu mais de loin c’est plus maîtrisé cela fait plus et moins mal cela assèche à la longue mais au moins permet de ne pas tanguer.
Mettre les appareils auditifs pour aller poser entendre les gens. Bien ou pas. Le regard des autres. Les mots des autres : en dépendre.
Poser est-il un travail ? Poser nu est-ce un métier ? Si je me fous à poil et que je me fais de l’argent avec cette nudité ? Maman dit que c’est indécent et que ce n’est pas possible ça le nu les poses que ce n’est pas ce que je dois faire. Qu’on ne doit surtout pas le savoir ça que je pose nue que je me montre nue devant des hommes Maman il y a aussi beaucoup de femmes. Et que mon corps nu me rapporte de l’argent et que j’en suis fière et qu’il est beau mon corps qu’il est digne du regard qu’il pose bien il y en a même qui disent Maman je suis un modèle exceptionnel un modèle très inspirant une véritable muse je déteste ce mot mais c’est ce qu’ils disent et cela me flatte cela me fait du bien cela me regonfle un peu toute l’estime à laquelle je n’ai pas eu droit pendant l’enfance — je ne savais rien faire et je cassais tout. Je la récupère là nue je pose super super bien des heures durant. Parfois je me fais mal souvent j’ai froid. J’entame un peu ma santé ce n’est pas tout à fait naturel de passer tant de temps immobile et nue. Moi je l’aime bien cette nudité cela me fait me sentir libre cela me donne l’impression de c’est un mensonge évidemment Maman. Je ne suis pas libre.
*
8h30 arrivée installation bruit beaucoup métallique il y a 80 élèves un amphithéâtre. Aujourd’hui tu poses 9h. Enlever les appareils te préserver.
Revenir dedans la concentration ils parlent 80 élèves brouhaha insupportable appareils c’était pas pareil quand t’étais élève toi comment tu faisais avec le brouhaha. Corps du mois d’octobre la douleur de sciatique te dit bonjour chauffages soufflants pas pris de stylo tu dois écrire sur le téléphone ils sont tous masqués les 80 élèves et les deux profs putain les pauvres même quand ils bougent ça fait du bruit. L’appel grande majorité de femmes t’entends mal les noms y a quelques noms à particules ça te tape dans l’oreille. Quartier de l’enfance ici tu les connais les gars.
9h34 c’est le repos rien à déclarer il fait froid les chauffages soufflent et brûlent un peu le bout de tes pieds. Ils sont sages. Aller chercher la beauté aller chercher toute la beauté qui apparaît. T’essaies de rentrer en dedans toi ne pas penser tu brasses du noir des pensées tout ce qui ne va pas tout ce qui n’est pas en place. Ce serait super sympa de fermer la porte svp parce qu’il y a de l’air froid qui arrive.
Devant toi jeune fille très très maigre le corps des gens très très maigres as-tu pensé à ton corps dans dix ans petite fille tu les vois tu les as connues ces filles à bout avec leur corps toi aussi tu l’as été, mais jamais comme ça. Jamais jusqu’à te faire cracher ce que tu mangeais. On voit tes os sur ta cage thoracique assez bien et la structure de ton dos ça leur plaît beaucoup aux profs de dessin on voit très bien l’accroche là sur le modèle entre les côtes et le bassin la taille est bien marquée, c’est formidable pour apprendre la morphologie du corps de voir où les os s’accrochent, où ils viennent se loger. Leur dessin exact.
S’il vous plaît la porte merci je vous rappelle que je pose nue moi je n’ai pas de doudoune vous êtes tous en doudoune, les gars.
Jeune fille qui passe devant la sellette grands yeux bleus un sourire ces instants-là sont rares dans les prépas des jeunes très jeunes un mur un monde entre celle qui pose nue et leur monde à eux, leur corps. Moi à leur âge. Toi à leur âge. Tu aurais eu peur peut-être que t’aurais été impressionnée.
Deuxième séance passée vite. Désolée j’ai cherché partout la salle je ne savais pas laquelle c’était. Aujourd’hui étudier le pied tu permets qu’on regarde ton pied d’accord. Le prof est drôle tu n’entends pas les blagues mais c’est pas grave tu ris avec les élèves ils ont l’air de tous être d’accord. Contracter le quadriceps ? okay. Les phalanges malléoles oui mes pieds d’accord vous allez dessiner mes pieds. Il manque un peu d’air dans cette salle, non.
– Vous êtes très belle en fait au revoir madame
– Ooooh ! merci….
Passé plus de temps nue qu’habillée aujourd’hui tu remets ton paréo pour la 3e fois tu es en forme tu t’es accordée un vrai déjeuner.
*
Y a pas grand monde qui se doute que poser c’est si dur les filles elles ont l’air si belles sur les tableaux et puisqu’on ne leur demande rien alors puisque de toute façon elles ne témoignent pas les filles nues puisque de toute façon on n’entend pas leurs voix alors puisque de toute façon on parle toujours d’elles à la troisième personne et que le métier n’est pas reconnu ce n’est presque pas un métier que pendant très longtemps valait mieux le cacher c’était une honte de le faire ça se foutre à poil il fallait le taire alors forcément personne ne peut savoir, soupçonner, ce qu’endure une fille qui pose nue chaque jour pour 3 6 ou 9 heures pendant un an pendant deux ans 5 ou 10 ans.
Les poses longues l’hiver le froid l’usure les regards les remarques, le cash. Personne ne sait l’usure des membres, des articulations, la fatigue extrême la lassitude l’ennui que le cœur/corps ne veuille plus tenir la pose la douleur les crampes les fourmis la faim, d’avoir la dalle les regards les observations les remarques les gens qui se rapprochent pour te regarder la lumière rouge laser sur ton pubis ou bien le grand bâton là pour le désigner. Personne ne sait comment dedans ça ronge, comment ça peut ronger les plus belles femmes du monde. Simonetta, Victorine, Suzanne et les autres elles sont belles la beauté de leur corps vraiment on ne voit que ça. Sur les peintures moi aussi je suis belle, je n’ai pas l’air de souffrir dans mes poses, j’ai été éduquée pour cacher ce que je ressens ne pas dire faire bonne figure. Souffre mais tais-toi en sous-texte de toute la civilisation judéo-chrétienne sois belle sois belle sois belle et tout ira.
Maman, comment te dire, que je n’y crois pas
*
40 heures cette semaine ce qui ne fait pas exactement 40 heures immobiles à ces 40 il faut soustraire les 15 minutes de repos accordées par heure donc 40 x 15 minutes et d’ailleurs il y a aussi les poses aux Beaux-Arts de Paris qui ne sont pas exactement 3h c’est 2h30, la dernière demi-heure on range et toi tu te rhabilles donc sur les 40 il y en a 15 auxquelles il faut soustraire 2 x 15 et une fois 30 enfin ça c’est quand les repos sont respectés parce que en fait parfois les profs ils tirent un peu dans un sens ou dans l’autre parfois ils organisent des apéros lors des repos – et cela n’arrive évidemment jamais dans les prépas mais ce sont les pauses clopes qui s’allongent parfois à mesure que tu t’allonges toi ou te tords grilles à côté du radiateur ou attends indéfiniment que la pause passe.