Le registre érotique et pornographique habite une place bien particulière dans le paysage littéraire. Discret tout en étant omniprésent, il intimide autant qu’il intrigue et plaît autant qu’il répugne. C’est parce qu’il gêne, secoue et éveille qu’il est si intéressant. Intemporel, ses définitions sont multiples. La définition même de l’érotisme ne fait pas consensus.
D’après Georges Bataille, « L’érotisme est une transgression de l’ordre social, une mise en question du monde de la bienséance et de la décence. Il constitue une expérience limite où l’on touche à l’extase, à l’interdit et à la violence. ». De son coté, Anaïs Nin affirme que « L’érotisme n’est pas simplement une question de désir sexuel, mais une exploration de la relation entre l’esprit et le corps, une façon de se connaître à travers l’autre. ». Plus récemment, Jean-Philippe Toussaint dans La vérité sur Marie en 2000 écrit : « L’érotisme, c’est l’instant où l’on oublie qu’il s’agit d’un corps et qu’on se laisse saisir par ce qui ne peut être dit. ». Autant de définitions que d’écrivains qui nous permettent de voir la richesse de l’érotisme en matière littéraire. La littérature érotique n’hésite pas à aborder l’explicite, parfois avec une intention de stimuler le lecteur, parfois dans un but plus informatif sur la sexualité.
Le « public » de cette littérature est insondable. On aime l’imaginer lue en secret et cachée dans les bibliothèques même si certains assument leur appétence pour celle-ci. Puis il y a ceux qui la connaissent mal mais qui ne se privent pas de la juger. La littérature pornographique ne serait pas littéraire…
L’idée est de la présenter à travers un état des lieux subjectif et de proposer quelques repères. Les grands textes érotiques, aujourd’hui devenus des classiques, s’inscrivent principalement dans le courant libertin et dans la littérature du XXe siècle.
Les grandes figures du courant libertin du XVIIIème siècle
Si la littérature érotique remonte à l’Antiquité en tant que genre littéraire, avec le lyrisme érotique de Sapho, de nombreux fabliaux, tel Jean Bodel ou Gautier Le Leu, tantôt grivois, tantôt obscènes, ont également contribué à codifier ce genre, qui impose ses futurs classiques au XVIIIème siècle avec le courant libertin.
Difficile de passer à côté de la figure du marquis de Sade, qui donnera son nom au sadisme, avec “La philosophie dans le boudoir” (1795) ou débauche, critiques envers Dieu et manipulation se mêlent et “Justine ou les malheur de la vertu” (1791), qu’il écrit en réponse au livre “Julie ou la nouvelle Héloïse” de Jean-Jacques Rousseau en raison de son puritanisme et peut-être de son succès. On note aussi le chef d’œuvre de Choderlos de Laclos avec “Les Liaisons dangereuses (1782) qui est peut-être le texte qui illustre le mieux ce mouvement littéraire. Ce roman épistolaire étale un libertinage intellectuel inspiré.
Ces livres interrogent la morale et les conventions sociales. Les plaisirs de la chair en font évidemment partie et servent d’outil dans l’intrigue puisqu’ils sont le fil conducteur provoquant les rebondissements. Se libérer sexuellement reviendrait à se libérer de toute autorité même si les personnages se retrouvent souvent enfermés dans d’autres schémas mettant en péril leur mariage à venir ou existant et ne trouvent jamais de réelle liberté.
Du siècle suivant, l’on retient ce célèbre texte qu’est « Gamiani ou Deux nuits d’excès » (1833) d’Alfred de Musset. Il est l’ouvrage licencieux dont on dit qu’il est le plus lu et le plus réimprimé du XIXe siècle. En outre, celui qui a dit “Je veux démoraliser la vie privée de mes contemporains”, l’écrivain sulfureux Pierre Louÿs, ne voit pas ses textes publiés à son nom de son vivant pour des raisons de censure. Ils le seront le siècle d’après.
Le XXème, un siècle fourni en littérature érotique
Le XXème siècle voit l’émergence d’une exploration plus réaliste et pragmatique des sensations du corps et une diversification des formes littéraires. De nouvelles grandes références de l’érotisme font leur apparition.
Les textes de Pierre Louÿs sont enfin publiés comme “La femme et le pantin” et “Trois filles de leur mère”. Georges Bataille est également confronté à la censure, son premier livre publié “Histoire de l’œil” est d’abord édité clandestinement en 1928 sous le nom de Lord Auch. La même année, Louis Aragon écrit “Le con d’Irène” sans nom d’auteur et d’éditeur. Il sera réédité à plusieurs reprises par la suite et deviendra un classique du registre.
Le fameux couple Henry Miller/Anaïs Nin marque les esprits, chacun avec ses textes respectifs, “Vénus érotica” (1977) pour Anais Nin et “Opus Pistorum” (1942) pour Henry Miller par exemple, mais aussi à travers leur passion dont on constate l’ampleur à la lecture de “Correspondance passionnée: 1932-1953”.
C’est le siècle des grands classiques populaires de la littérature érotique. Dominique Aury allias Pauline Réage écrit le célèbre “Histoire d’Ô” publié en 1954 et la toute fin du siècle est marquée par la parution d’”Emmanuelle” (1999) écrit par une certaine Emmanuelle Arsan. Si le regard est essentiellement masculin, des autrices se prêtent donc à l’exercice sans savoir qu’elles créent de futures références en la matière. Il est intéressant d’inclure Marguerite Duras qui, sans proposer une approche purement pornographique, explore largement les désirs, notamment féminins, dans ce qu’ils ont de plus ambigus et puissants. C’est le cas dans “L’amant”(1984) mais aussi dans “L’homme assis dans le couloir” (1980).
En parallèle, on remarque que les années 1980 permettent l’essor d’une littérature érotique “de gare” à travers des textes moins littéraires et plus accessibles. C’est ce que permet la maison d’édition Média 1000, devenant plus tard La Musardine, qui propose des romans pornographiques destinés à un large public, en collaboration avec Esparbec. En parallèle, la littérature érotique plus « classique » poursuit son chemin. C’est aussi à ce moment-là que sort cet immense succès qu’est “La bicyclette bleue” (1981) de Régine Deforges, roman d’une future saga, à la fois historique et sulfureux, souvenirs de premiers émois érotiques pour de nombreux jeunes lecteurs, surtout lectrices.
Jacques Abeille, à cheval entre le XXème et le XXIème, fait son apparition avec des romans et nouvelles érotiques qu’il publie sous le pseudonyme de Léo Barthe. Il propose des textes élaborés qui ne rabaissent jamais les femmes mais racontent leur sexualité et leurs fantasmes vécus de manière libérée et consentie. Sa trilogie “De la vie d’une chienne” (2002) brille par sa plume et son inspiration.
Le renouvellement du genre érotique au XXIème siècle
Le début du XXIème siècle est marqué par cette volonté d’écrire sur le sexe sans ambition érotique.
Le début du XXIème siècle est marqué par cette volonté d’écrire sur le sexe sans ambition érotique. Deux parutions importantes illustrent ce courant la même année, en 2001 « La vie sexuelle de Catherine M » de Catherine Millet et « Putain » de Nelly Arcan. C’est un tournant qui n’est pas forcément compris par les lecteurs : certains d’entre eux qualifient ainsi d’érotiques leurs livres alors que l’ambition est moins de susciter le désir chez le lecteur, que de décrire d’une façon clinique l’usage qu’est fait du corps : au service de ses désirs assumés par Catherine Millet, pour répondre aux désirs de l’homme pour Nelly Arcan. Cette nouvelle approche de la sexualité, initiée par le texte “Baise-moi” (1994) de Virginie Despentes, qui s’inscrit dans le mouvement du « néo-féminisme revendicatif », laisse dans un premier temps la critique perplexe.
Cet élan, ô combien instructif, n’empêche en rien le travail de ceux qui poursuivent leurs explorations des désirs à des fins romanesques. Ils sont évidemment très nombreux mais en guise d’exemples, on peut penser à Leïla Slimani avec « Le jardin de l’ogre » (2014) qui traite de l’addiction au sexe, à Emma Becker et la plupart de ses écrits qui contiennent des scènes pornographiques et s’inscrit dans un certain réalisme, mais aussi à Annie Ernaux, qui avait d’ailleurs écrit « Passion simple » en 1991, qui ausculte avec un réalisme froid la mécanique de la pulsion sexuelle. La sexualité est plus exaspérée chez Michel Houellebecq et poétiquement singulière chez Gregory Le Floch avec son sublime « gloria, gloria » (2023).
Le sexe est donc très présent dans le roman pendant que la littérature érotique et pornographique à proprement dit se modernise pour s’adapter aux nouvelles attentes de son lectorat, qui a effectivement changé. Sa fonction essentiellement masturbatoire laisse de plus en plus souvent place à une fonction plus informationnelle et pédagogique. On trouve effectivement de nombreux livres écrits par des médecins et des spécialistes pour accompagner la sexualité du lecteur, du type “La masturbation, si on en parlait ?” de Bruno Ponsenard (2018) ou pour l’instruire, c’est le cas de “Oh my gode, une enquête vibrante” d’Amandine Jonniaux (2024).
Pour autant, l’écriture de romans purement pornographiques inspire toujours de jeunes plumes et l’on constate qu’il s’agit désormais surtout de femmes. Les textes de Claire Von Corda, Rose Brunel ou Flore Cherry le prouvent. Par ailleurs, le succès de la romance érotique traduit un besoin de contact avec ce registre mais semble avoir créé une vraie confusion surtout lorsqu’un livre comme “Cinquante nuances de Grey” (2011) est qualifié de roman érotique alors que c’est une romance, à savoir une fiction qui se concentre sur une relation sentimentale. Certains ont cru à l’impulsion des ventes de littérature érotique mais l’effet n’a pas eu lieu, au contraire. La romance s’est imposée dans les librairies et la littérature érotique demeure très discrète. Selon une étude du Syndicat national de l’édition, le marché du livre sentimental dégage 39 millions de chiffre d’affaires contre 312.000 pour l’érotisme en 2017.
Les femmes se sont affirmées et les critiques féministes ne sont pas sans écho. En effet, la surexposition du regard masculin dans cette littérature a définitivement lassé. Ainsi, la féminisation du registre ouvre de nouvelles perspectives notamment sur les questions de représentations, d’éthique et de rôle de la littérature dans le discours sur la sexualité. Cela débouche sur de nouvelles façons d’écrire. En plus du roman, une grande place est accordée aux récits et aux témoignages. On pense au fameux « La chair est triste hélas » (2023) d’Ovidie ou à « Reprendre corps » (2024) de Déborah Costes. Ces textes viennent non seulement briser les stéréotypes mais aussi apporter une forme de contre littérature érotique en développant des perceptions plus personnelles sur nos corps et ce qu’on en fait. L’idée est d’écrire sur le corps et sur le sexe sans qu’il soit question de l’érotiser voire même, de critiquer l’érotisation du corps. Il s’agit de réflexions, de partage de connaissances avec souvent l’ambition de déconstruire des idées préconçues et des stéréotypes persistants.
Au fil du temps, cette littérature s’est diversifiée et transformée devenant un miroir de notre évolution. Toujours inspirante, elle n’a cessé de s’enrichir. Il sera curieux d’étudier la suite de son parcours et les directions qu’elle prendra au fil des plumes.