La météo ne correspond pas seulement aux bulletins météorologiques que l’on peut consulter sur son téléphone ou à la télévision. Il s’agit aussi d’une technique de management qui consiste à classer l’humeur des membres d’une équipe en utilisant des termes climatiques (le soleil est positif, quand la pluie est maussade). Dans ce texte, Emma Tholozan montre la dangerosité qu’il y a à être sincère lors de ce genre d’exercice, en apparence anodin.
Au bureau, c’est la crise. Nous sommes en retard pour livrer un projet à notre client le plus important. Alignés dans nos petits box, nous avons la tête rentrée dans les épaules, nos doigts courent rapidement sur les claviers. Plutôt que de diminuer la charge de travail, la direction a décidé de virer notre ancien manager. La nouvelle est arrivée aujourd’hui, elle s’appelle Natasha et fait partie de l’école californienne. J’ai opiné du chef à la machine à café quand Paul me l’a dit, alors que je n’ai aucune idée de ce que cela signifie.
Natasha a ouvert son discours d’auto-intronisation en nous disant que nous étions « une grande famille ». Et, comme les parents qui offrent un bol breton à leurs enfants, elle a donné à chacun un mug avec son prénom écrit dessus. « Je fais de la peinture sur céramique, vous connaissez ? ». Je n’ai pas osé lui dire que Thomas s’orthographie avec un H : nous devons bientôt recevoir notre bilan annuel et j’espère une belle prime. J’aimerais emmener ma compagne Erica à Rome, depuis des semaines elle me parle de pizza, de glace et de couchers de soleil sur la Piazza Navona.
Dans la salle, la grande table a été retirée. Il n’y a que des chaises disposées en cercle. Marc s’écrie « C’est quoi ce bordel ? » Notre manageuse californienne saute sur l’occasion.
— À quoi sert une table, Marc?
— Bah, à poser des trucs dessus.
— Certes, mais ne penses-tu pas qu’une table nous éloigne les uns des autres également ? Elle rompt l’énergie du groupe et de la pièce. Asseyez-vous, je vous en prie.
Je m’attends à recevoir une médaille pour une quelconque abstinence à la manière des groupes d’alcooliques anonymes, mais ce qui vient est bien pire. Avant de poursuivre, Natasha inspire et expire plusieurs fois de manière exagérée.
— La réunion va débuter. Cependant, j’aimerais d’abord que nous fassions une « inclusion ». C’est une sorte de météo de l’humeur, une prise de parole où chacune et chacun d’entre vous dresse le bilan de son début de journée, de son mood of the day, si vous préférez.
Tout le monde baisse les yeux, aucun ne veut se lancer.
— Thomas peut-être ?
J’ai envie de me défenestrer, je pense. Je suis ravi par les perspectives qu’ouvre votre arrivée parmi nous, je réponds. Garder en tête le voyage en Italie. Natasha sourit, j’ai marqué des points. Certains de mes collègues jouent la carte de l’hypocrisie, d’autres celle de la sincérité. Samia explique qu’elle dort difficilement car son petit garçon ne fait toujours pas ses nuits, Maxence indique qu’il a une douleur dans la nuque parce que les chaises de notre boîte ne sont pas adaptées. Pendant que le reste des volontaires forcés s’exprime, je pense à tous les mails qui sont en train de s’accumuler dans ma boîte. Quelle perte de temps.
— Bien. Je vous remercie pour votre honnêteté. Il faut vraiment insérer un climat de confiance et de sécurité entre nous. Ce lieu est une entreprise, pas un tribunal. Personne ne doit être jugé. Maintenant, nous allons commencer la réunion, faites comme d’habitude.
On s’invective de toutes parts. Le lead back-end est surchargé, il s’agace contre le chef de projet « tu sais combien de temps ça me prend de créer dix routes différentes ? » L’équipe front s’agace. « Peut-être qu’on pourrait arrêter de coder en Go, ça nous ferait gagner des jours de travail », propose l’intégrateur. Tout le monde est prêt à lui sauter à la gorge.
Au même moment, je vois les yeux de Natasha, complètement perdus. Elle n’a jamais tapé une ligne de code de sa vie, nous parlons une langue qui lui est totalement étrangère. Pourtant, c’est notre travail de vendre des produits informatiques. Pourquoi la direction n’a-t-elle pas envoyé une personne compétente ? L’ancien nous hurlait dessus, mais au moins il savait ce qu’était un routeur, un commutateur et une passerelle.
— Je vois qu’il y a beaucoup de tension, reprend Natasha. Je vous propose de retirer vos chaussures, de fermer les yeux et de vous projeter mentalement dans un endroit qui vous rassure. Il est important de vous recentrer, de vous poser les questions essentielles : qui suis-je ? ou suis-je ? que fais-je ?
Elle hume l’air désormais saturé d’une odeur de pieds macérés et de transpiration. Je sens que Marc est à deux doigts de lui envoyer sa basket en pleine tête.
— Nous allons terminer. Mais après cette conclusion, j’aimerais que nous fassions tous une « déclusion ». C’est une météo de votre humeur par rapport à la réunion. Vous êtes-vous senti assez écouté ? Quelles sont vos suggestions pour la semaine prochaine ? Thomas peut-être ?
J’ai toujours envie de me défenestrer, je pense. Je suis soulagé que nous ayons clarifié certains nœuds de difficulté afin de travailler dans une plus grande harmonie, je réponds. Natasha sourit.
Les entretiens individuels ont eu lieu. Samia est ressortie en pleurs du bureau de Natasha et de la RH. On lui a expliqué qu’elle n’avait pas tenu ses objectifs, que les problèmes de son fils ne devaient pas perturber son travail. Elles ont baragouiné un discours passif agressif. « C’est difficile de s’occuper d’un enfant, on le sait bien, nous aussi sommes des femmes. Mais bon, personne ne vous oblige à avoir un poste à responsabilités. Vous pourriez peut-être vous reconvertir? 35 ans ce n’est plus tout jeune mais il y a sûrement des possibilités. » Maxence n’en menait pas large non plus, on lui a retiré sa chaise et conseillé de coder debout pour soulager son mal de dos. Pour ma part, l’entretien s’est très bien passé, Natasha n’a pas arrêté de sourire. Je regarde les billets d’avion sur internet pendant la pause déjeuner. Peut-être que je pourrais même envisager de voyager en business.
À 14 h, je reçois un mail. « Nous tenons à vous remercier, Thomas, de faire partie de notre si belle famille » déclusion Il y a un document en pièce-jointe avec le montant de la prime. Cet été nous mangerons des pizzas avec Erica, à Aubervilliers.