Marilou Poncin

Marilou Poncin – “J’aime convoquer le corps du spectateur”

Créatrice de mondes visuels insondables, Marilou développe une pratique mêlant sculpture, peinture, vidéo, photographie, jusqu’à la céramique. D’allure inquiétantes et dystopiques, les images de Marilou plongent dans les fantasmes de l’ère numérique et s’attaquent à la représentation ancestrale du corps féminin avec une grande liberté formelle. Rencontre avec l’artiste dans son atelier de la Tour d’Orion. 

Marilou Poncin

Notre échange avec Marilou Poncin vient tout juste de commencer quand une toile fixée au mur s’envole et glisse vers nous.  L’artiste garde en réserve des rouleaux entiers de scotch pour refixer ces fragments de recherches qui parcourent tous les médium de l’image : photographie, vidéo, peinture… Sur ces cloisons ternes, l’ensemble donne l’allure d’une chambre d’adolescent, pleine de mondes personnels et de références intimes. Et sur le sol sombre, le tissu diaphane qui vient d’atterrir dévoile l’image d’un corps féminin nu dans une position foetale, chair rose dans un désert de bleus clairs — un érotisme inquiet.

Je repense alors à mes premiers souvenirs de l’univers de l’artiste, découvert l’été dernier avec Liquid love is full of ghosts, son film-installation présenté aux rencontres d’Arles 2024. Une vidéo triptyque qui met en scène la relation entre trois humains et d’étranges objets aux propriétés sensuelles. J’avais cherché les mots pour décrire cette sensation qui m’avait suivi pendant quelques heures. Ces mots, je les ai trouvés dans une interview de Marilou Poncin avec la critique d’art Flora Fettah : « une sexualité affranchie de la proximité », lui avait-elle dit, formule imbattable pour définir la part obscure du fantasme dans notre monde contemporain.  

Liquid love is full of ghosts, Rencontres d’Arles

Quand on se plonge dans les oeuvres de l’artiste, on se demande ce qui est bien réel et ce qui ne l’est pas. Une confusion qui lui plaît visiblement : « Il y a cet état trouble qui est là et avec lequel j’adore jouer, surtout dans un monde où on flirte de plus en plus avec l’artificiel. » J’apprendrai que tous les décors ont été construits à la main, dans ce projet qui lui a demandé 3 ans de travail. Et surtout, j’apprendrai que derrière cette grande force de travail se cache une imagination parfaitement disponible : « Je me rappelle de l’intégralité de mes rêves, qui sont un peu comme des films que je pourrais écrire, avec une scénario entier tracé du début à la fin. »

Pour nous donner une vision globale de son travail foisonnant, Marilou nous glisse dans les mains Bodies of work, livre publié l’automne dernier et retraçant 8 ans de travail sur ces oeuvres qu’elle définit comme ses « mondes fictionnels construits ». Une aubaine pour son éditeur, Collapse Books, tant les images présentées dévoilent une parfaite maîtrise de chaque médium utilisée par l’artiste, jusqu’aux grandes installations où elle les réunit tous. Loin de l’inquiéter, ces multiples outils soutiennent le travail de Marilou, le guide : « j’aime bien avoir cet éventail de possibilités autour de l’image. Je fais des recherches pendant des mois, des années, je glane les éléments, et quand je sais ce que je veux dire sur mon sujet je choisis alors la meilleure manière de faire, parmi le film, la photo, la céramique… ».

Toutes ses pratiques ont néanmoins un point de départ commun : matérialiser les fantasmes de la représentation du corps féminin. Et ce sont tous les clichés, archétypes et lieux communs de la mise en scène du corps — ceux accumulés dans l’imaginaire collectif occidental — qui intéresse l’artiste plasticienne. Des fantasmes « mis en scène pour un oeil qui les regarde, qui les désire sans les connaître ». C’est de cet oeil là, l’oeil hégémonique du regard masculin, qu’il est bien question. 

Il y a maintenant dix ans, Marilou a fait une rencontre importante dans sa vie d’artiste : celle de la « dormeuse » comme elle l’appelle, figure d’une femme passive prise dans les rets du désir masculin. Une découverte picturale venue en feuilletant un tas de revues érotiques des années 1970 laissées à l’abandon dans une maison achetée par sa famille. « J’avais trouvé un corpus de base assez dingue, c’est clairement l’inspiration première ». Marilou a fait un travail d’enquête, aux conclusions glaçantes : « près de la moitié des femmes sur ces photos érotiques sont endormies ou somnolentes. Ça donne l’idée d’un corps vacant, disponible, avec l’esthétisme un peu morbide du corps mort. »

Ces femmes prisonnières de cet enfer pornographique parfaitement froid, Marilou a voulu les sauver et leur redonner une autre vie.  Elle se lève et nous montre de plus près les céramiques et coquillages émaillés disposés sur son bureau : au fond de ces écrins protecteurs, dans une nappe irisée, reposent des fragments d’images. On y distingue des chairs, puis des visages. Ce sont les corps des Playboys. Sleepy in a shell est le titre que Marilou a donné à l’une de ces séries composées comme des petits talismans, des viatiques réparateurs. 

Sleepy in a mirror n°8, 2024

C’est aussi sa propre personne que l’artiste met en jeu, pour affirmer  que ces corps vus, passifs, écrasés par un désir extérieur, peuvent aussi être des corps regardant et actifs. Alors, dans Être belle comme moi, une séquence photo en 5 panneaux réalisée en 2023, Marilou s’est elle-même glissée dans cette esthétique commune du monde d’internet : le standard « Kim Kardashian », en vogue à la fin des années 2010.Au fil de ces cinq images successives, l’artiste retire progressivement les symboles d’injonction à la beauté (cils, lèvres, chevelure parfaitement lissée) jusqu’à un point de retournement final : sur la dernière photo, Marilou se démaquille, et ses seins apparaissent ostensiblement devant nous. On  est passé d’une image impossible, fantasme d’un corps introuvable, à un corps, un vrai, tout à fait visible. Comme une volonté de montrer que là où le regardeur se croit seul, il y a quelqu’un. 

What girls are made of, Marilou Poncin, 2022.

Cam girls, love dolls… l’artiste travaille directement dans les sujets muets de l’ère numérique, fantasmes de l’hyper sexualisation du corps féminin. Investissons ces fantasmes pour les retourner, semble nous dire Marilou, qui créé de nouvelles possibilités de recomposer cette dialectique du regard entre passif et actif. « Je m’arrange toujours pour que les situations que je créée puissent permettre de s’identifier et de se projeter dans les personnes que je mets en scène. »

Si les nouveaux fantasmes n’existent que par technologies modernes qui les constituent, alors Marilou les visite toutes, sans oublier l’intelligence artificielle, dernière née des représentations amenée à en devenir l’outil hégémonique. Dans la grande installation qu’elle a présentée au musée d’Art contemporain de Lyon en 2023, Perfection is a lie to play with, deux images générées composent son grand ensemble. « J’ai généré deux baigneuses qui étaient les seules images de faux corps de toute l’exposition. Et durant mes recherches, je tombais toujours sur une femme blonde ou rousse, blanche et mince bien sûr…». Un archétype parfait, et de quoi conforter l’artiste dans son travail : « L’encyclopédie internet produit une image de la norme. Alors, comment nourrir ces IA pour qu’elles soient plus progressistes ? Tout ça va générer les imaginaires de demain, et il faut les prendre à bras le corps. »

Perfection is a lie to play with, vue de l’exposition Incarnation, musée d’art contemporain Lyon, 2023-2024

Par delà la représentation d’un corps féminin vacant, les images de Marilou, baignées de bleus et roses délavés, ont des accents de cette époque que je connais bien : les années 90. Peut-être la  dernière décennie où l’image ne fut pas totalement intégrée à nos vies, la télé cathodique formant paysage encore lointain et fantasmé : « Je suis vraiment un enfant de la télé, j’ai eu une télé dans ma chambre quand j’avais 7 ans. Et je voyais l’écran comme une fenêtre, et que j’ai toujours rêvé de pouvoir traverser. D’où l’idée des grandes installations vidéos, des projections, et du rapport à la matérialité de la vidéo. ». Alors, si l’artiste préfère rassembler toutes ses pratiques sous le nom d’artiste plasticienne, c’est peut-être pour garder ouverte l’idée d’un univers palpable, où l’écran peut être franchi afin de pénétrer à l’intérieur de l’image, et y construire un nouveau monde.

Sur une autre de ses tables où elle travaille actuellement sur d’intrigantes formes en terres cuite, Marilou prépare les céramiques de sa prochaine exposition, à Milan. Et comme un clin d’oeil au lieu qu’elle investira, Marilou recompose l’imaginaire des Studiolo italiens, ces cabinets de curiosité de la renaissance italienne où les nobles installaient en douce des peintures érotiques aux sujets mythologiques. « Je reprends l’iconographie des métamorphoses de Zeus qui sont les sujets les plus utilisés dans ce genre de peinture ». L’histoire de la métamorphose de Zeus en cygne pour séduire par ruse Léda, sera donc retournée : un cygne démembré en céramique s’enroulera autour d’une mannequin, dans l’idée de renverser un rapport de pouvoir historiquement en faveur du Dieu des dieux. Un renversement opéré dans ce jeu savant entre sculpture et photographie, formant une texture un peu abstraite et surtout ironique — le meilleur moyen de parler des sujets qui fâchent.

« Il y a toujours un jeu chez moi entre l’intérieur et l’extérieur du corps, et l’idée de pénétrer en tant que spectateur dans l’exposition est pour moi un acte symbolique hyper important. » nous signale Marilou à la fin de nos échanges. Dans cette idée de créer de nouveaux mondes où les objets se fondent dans les images, cette confrontation avec Zeus apparaît comme une bagarre entre deux démiurges autour de l’imaginaire des représentations du corps. Des représentations qui coordonnent nos réalités concrètes. C’est dire à quel point le travail de Marilou est un véritable acte politique.

Instagram : https://www.instagram.com/marilouponcin/

Studiolo, exposition solo de Marilou Poncin durant miart Milan, du 3 au 6 avril – avec la galerie Spiaggia Libera.Liquid love is full of ghosts en ce moment visible à la MABA, à Nogent-sur-Marne dans l’exposition collective REAL FICTIONS / NAUFRAGÉ.E.S, commissariat Caroline Cournède.


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