Depuis quelques années, des dirigeants d’entreprise et managers de tous les horizons, motivés par la multiplication des possibilités d’éditions payantes, se muent en écrivains pour partager leur expérience et leur vision du management. Cette tendance émergente interroge sur les nouveaux rapports qui se tissent entre le management moderne et l’écriture. Alors qu’il est particulièrement critiqué, le monde managérial est-il en train de revoir sa copie ?
Une aventure de l’écrit
L’histoire du management moderne est indissociable de sa littérature. C’est au début du XXe siècle que des ingénieurs, à l’image de Taylor aux États-Unis ou de Fayol en France, formalisent par écrit les grands principes qui devaient permettre de rationaliser le travail. Au cours du siècle, le monde universitaire s’empare progressivement du sujet et érige le management en science sociale à part entière, intéressant autant les économistes, que les psychologues, les sociologues, voire les philosophes. Aujourd’hui, les ouvrages scolaires, destinés aux étudiants d’école de commerce, ou les approches critiques, émanant de penseurs universitaires, constituent l’essentiel des publications dédiées au monde du travail. Le management en tant que sujet de réflexion semble donc avoir échappé à ses premiers acteurs.
Depuis quelques années, ceux-ci paraissent pourtant à nouveau désireux de s’exprimer malgré la frilosité des maisons d’édition traditionnelles, échaudées par la baisse des tirages des publications dans ce domaine – de 3 000 à 1 500 exemplaires en moyenne depuis les années 80. Et, face aux refus d’éditeurs peu enclins à prendre des risques commerciaux, les apprentis penseurs du management ne craignent pas de financer eux-mêmes la publication de leur livre, contournant ainsi le système classique grâce aux nombreuses possibilités d’édition alternative. Avec l’auto-édition – portée notamment par l’arrivée sur le marché du géant Amazon et sa plateforme Kindle Direct Publishing – ils sont totalement autonomes. En édition à compte d’auteur, ils sont accompagnés par des professionnels, mais restent les premiers financeurs de leur projet d’édition. Le succès de ces nouveaux modèles est parlant : selon les chiffres fournis par la BNF en 2021, plus de 20 % des ouvrages faisant l’objet d’un dépôt légal sont maintenant auto-édités ou édités à compte d’auteur.
Et certains auteurs peuvent se targuer d’avoir rencontré le succès par ce biais. Ainsi, le livre de management le plus vendu ces dernières années en France a dans un premier temps été auto-édité sur Amazon. Il s’agit de Dream Team de Ludovic Girodon, dont les droits ont ensuite été achetés par les Éditions Marabout, rassurées quant à l’opportunité commerciale. Pourtant, malgré quelques réussites probantes, les ventes des ouvrages auto-édités ou édités à compte d’auteur sont en moyenne très faibles, tant les possibilités de diffusion et de promotion sont réduites.
Prendre de la hauteur
Alors que gagnent ces auteurs à financer un livre qui a très peu de chance de se vendre ? S’agirait-il d’une démarche désintéressée consistant à interroger ses propres pratiques dans un contexte de remise en question du management moderne ? L’apparition fulgurante dans le vocabulaire courant d’expressions telles que « burn-out » ou « management toxique » montre bien que la lassitude a gagné le monde du travail. Dans une économie fortement concurrentielle, salariés comme managers évoluent avec un sentiment d’urgence auquel ils ont bien du mal à donner un sens. Que les managers prennent de la hauteur est donc bienvenu. Certains s’intéressent d’ailleurs à la philosophie. Cette discipline leur permet de donner une perspective différente à leur travail et de faire intervenir une temporalité plus apaisée dans un domaine d’ordinaire tourné vers l’action et l’efficacité. Ainsi, François Bacalou, manager chez Veolia, a édité à compte d’auteur une Philosophie du manager ; tout comme Florian Mantione et Pierre Vinot, deux professionnels aguerris des ressources humaines, avec Le management selon les philosophes.
Force est de constater que ce type de manuel ne remet jamais profondément en question les pratiques managériales ou la pression économique qui les structure.
S’il est toujours intéressant d’inscrire ses actes dans la perspective large qu’offre la philosophie, force est de constater que ce type de manuel ne remet jamais profondément en question les pratiques managériales ou la pression économique qui les structure. Les auteurs-managers y plaquent sur des situations de travail des maximes cueillies aléatoirement dans toute l’histoire de la philosophie ou expliquent comment la lecture de certains textes a pu les aider à résoudre des problèmes rencontrés dans le cadre de leur vie professionnelle. Il s’agit donc moins de réfléchir à la nature même du management que de valoriser son expérience avec l’aide de Socrate ou d’Hannah Arendt.
Qu’il soit développé à partir d’un point de vue philosophique ou non, ce schéma de mise en scène se répète dans l’essentiel de ces publications. Le manager y met en avant une approche personnelle et subjective du management, fondée sur son vécu, y partage une expertise acquise sur le terrain. Dans De patron à facilitateur, publié à compte d’auteur, Jean-Marc Defour, fondateur et dirigeant d’un groupe industriel, retrace par exemple sa vie d’entrepreneur et présente son approche d’un management moins directif, développée au fil des expériences et des échanges avec ses équipes. Sans forcément remettre en question les intentions louables de ces discours mettant en valeur des modes de management un peu différents, il faut s’intéresser aux objectifs poursuivis, qui sont de plusieurs ordres.
Une fabrique de l’image
À travers la démonstration de leur capacité de réflexion et de prise de recul, c’est en partie eux-mêmes que les managers-penseurs mettent en scène. Et cette mise en scène de soi n’est pas désintéressée. Tous les managers évoqués ont en effet développé en parallèle de leur profession principale une activité de conseil. François Bacalou, Ludovic Girodon et Jean-Marc Defour ont ainsi créé des sites personnalisés où ils mettent en avant leurs livres, mais surtout proposent des accompagnements divers, des formations et des conférences. Florian Mantione, quant à lui, met ses publications en vitrine sur la page Internet de son institut de recrutement. L’activité d’écriture ainsi valorisée apporte une légitimité différente à l’expertise vendue. Si dans le domaine littéraire l’accès au catalogue d’un éditeur réputé est presque indispensable pour assoir sa légitimité en tant qu’auteur, le monde entrepreneurial valorise plus volontiers l’indépendance et la prise de risque solitaire. La publication en auto-édition peut alors devenir un argument. Ludovic Girodon mettait ainsi en avant l’essence intrinsèquement entrepreneuriale de son projet d’auto-édition dans un entretien pour les Echos Start et insistait sur les possibilités différentes de branding qu’elle ouvrait. L’écriture d’un ouvrage de management relève donc d’une démarche d’influence et de réseautage. L’idée de partage des pratiques entre managers est d’ailleurs particulièrement appréciée. Pour Dream Team, qui explique comment recruter les meilleurs collaborateurs et bâtir une équipe de rêve pour poursuivre les objectifs d’une organisation, Ludovic Girondon a par exemple interrogé de nombreux dirigeants et managers dans une logique de mise en commun des expériences.
L’édition d’un manuel de management sert donc des objectifs pluriels qui dépassent le cadre de la pure réflexion. L’auteur y fabrique son image de leader, à laquelle l’écriture apporte une dimension nouvelle. La publication s’inscrit dans une stratégie globale de contenu, incluant une présence accrue sur les réseaux sociaux – notamment LinkedIn qui est devenu l’espace d’expression privilégié du management moderne – ou la création d’un site Internet. La popularité naissante de l’expression Leader Advocacy dans le jargon managérial exprime l’importance que revêt pour les dirigeants la prise de parole en ligne. À travers les réseaux sociaux, ils cherchent à valoriser leur savoir-faire et accroître leur légitimité, pour le compte de leur entreprise, mais aussi pour eux-mêmes. Que le médium soit un livre ou un post sur LinkedIn, la finalité reste à peu près la même : se mettre en scène et valoriser son image.
L’influence exercée par l’écrit est donc symbolique plutôt que réelle et le contenu importe moins que l’image qui se construit à travers lui. Ces nouvelles formes d’écriture managériale relèvent plus de la communication que de la réflexion – même si les deux ne s’excluent pas forcément. Dans une société du contenu et de l’influence, l’écrit tend à se fondre dans le régime de l’image et le monde du management n’échappe pas à cette tendance.