Pour son douzième film, Lumière de mes yeux, Sophie Bredier réalise le portrait d’un homme blessé, un homme en lutte, un homme entier : Mahmoud Abdelfattah, défiguré à l’acide durant la révolution égyptienne de 2011. En filmant son quotidien durant plusieurs mois – son calvaire thérapeutique mais aussi le soutien de ses proches – la cinéaste prête son regard à celui dont le rêve est de retrouver la vue. En marge de la présentation de son film au festival Cinéma du Réel 2025, elle a accepté de répondre à nos questions.
Pourquoi vous êtes-vous intéressée au domaine de la chirurgie réparatrice ?
Sophie Bredier : La tête que j’ai. C’est-à-dire, en premier lieu, les distorsions entre l’image que l’on renvoie de soi et l’identité que l’on ressent. Je connais le professeur Mimoun depuis mon premier film (Nos traces silencieuses, 2000) car je l’avais consulté pour des cicatrices sur mon corps. J’ai ensuite su qu’il allait devenir chef de service de cette nouvelle unité de chirurgie reconstructive, plastique et esthétique de l’hôpital Saint Louis. Avec ma productrice, nous avons réalisé un film sur le sujet, Mon beau miroir (2012), qui a été diffusé sur France Télévisions à une heure tardive car certaines images sont complexes à regarder : une femme vient pour soigner un cancer, une autre pour de la chirurgie esthétique, d’autres pour de la chirurgie réparatrice suite à des accidents, etc. Je voulais mélanger ces situations pour montrer la nécessité de se réparer physiquement mais aussi psychologiquement. Lors d’une consultation, j’ai aperçu Mahmoud : je l’ai filmé et j’ai trouvé son histoire tellement incroyable que j’ai décidé de réaliser un second film en parallèle du premier.
Était-ce l’aspect médical, thérapeutique, de Mahmoud qui vous a intéressée ou son parcours de vie, son histoire familiale ?
C’est toutes les composantes de son parcours hors-norme : un homme attaqué à l’acide sulfurique se retrouve dans un pays où il fait froid, dont il ne parle pas la langue, avec l’espoir de retrouver la vue et un visage humain. Il y avait d’autres blessés dans l’hôpital mais c’est lui qui m’a happée.
En tant que cinéaste, l’idée de filmer une personne sans qu’elle puisse me voir et sans que nous puissions nous comprendre était comme une sorte de mystère. De quoi est fait une relation, quand les vecteurs d’attirance et de communication vers l’autre sont retirés ? La nature de notre relation a ensuite évolué : lui comptait sur ce film pour tenir le coup et de mon côté, j’espérais sincèrement qu’il retrouve la vue.
“De quoi est fait une relation, quand les vecteurs d’attirance et de communication vers l’autre sont absents ?”
Vous filmez Mahmoud entouré de sa famille et de ses amis, très présents pour lui. Comment s’est passée l’intégration avec ses proches ? Ont-ils accepté facilement la caméra ?
C’était très simple, ils étaient très accueillants. Il y a eu un élan de solidarité qui m’a vraiment beaucoup touchée. C’était en 2012 et je ne sais pas si le même film pourrait voir le jour aujourd’hui, avec les répercussions des conflits au Moyen Orient. Songez que le médecin Mimoun est juif, Mahmoud et sa famille sont musulmans, des chrétiens leur viennent également en aide… c’était vraiment œcuménique.
En tant que documentariste, j’ai pris la décision de montrer ce qui est souvent hors-champ, coupé au montage : quand on demande l’autorisation à quelqu’un, quand on attend de filmer la réaction d’une personne, tout ce qui se tricote sur le tournage, ce qu’on ne montre pas d’habitude. Je trouvais cela d’autant plus nécessaire que Mahmoud est aveugle et que cela ne va pas de soi de filmer une personne aveugle. C’est un film qui engage la vue.
On sent une certaine pudeur à montrer le visage défiguré de Mahmoud. Il y a une progression dans la monstration. Était-ce une réflexion préalable au tournage ?
Tout à fait, je voulais le montrer en tant qu’humain. Le défi était de faire en sorte d’oublier la défiguration pour aimer l’homme. Qu’on en oublie l’apparence physique, ce qui est pour moi un fantasme absolu d’amour : être aimé vraiment pour soi, sans la charge esthétique. À la fin du film, certains ne sont plus gênés par sa défiguration et ça me fait très plaisir. J’ai justement respecté, dans le montage, les temps que moi-même je pouvais supporter. Je ne pouvais pas, par exemple, m’attarder sur le moment où il enlève une première fois ses lunettes. Tandis qu’à son anniversaire, l’une des dernières scènes du film, on le voit de face mais on ne regarde plus son œil, on le regarde lui, joyeux et c’est ça qui compte.
« Dès qu’ils me voient, ils deviennent vulnérables » dit justement Mahmoud. Avec ce film, souhaitiez-vous mettre le spectateur face à sa propre fragilité, sa propre mort ?
Je vous remercie de me poser cette question, vous êtes le premier à le faire. Cette phrase-là, je l’ai découverte dans un second temps : la séquence était déjà montée mais il a fallu la faire traduire. Cette phrase résonne tout particulièrement avec notre effort de montage où, régulièrement, on passe par la transmission orale : quelqu’un regarde Mahmoud, nous dit combien il a souffert, combien il était difficile de le voir. On voulait mettre le plan qui, selon nous, est le plus difficile à regarder, quand Mahmoud s’allonge et enlève ses lunettes et le faire suivre par le témoignage de la jeune femme qui avoue s’être évanouie la première fois qu’elle a vu son visage.
C’est un film sur un homme que je regarde à égalité, avec beaucoup d’affection et d’estime, jamais de pitié ni de compassion. Je le considère comme un alter-ego relationnel. Lui-même est conscient de l’image qu’il peut renvoyer. Même s’il ne se voit pas, il imagine à quel point ce doit être atroce, étant donné la réaction des autres. Cela nous oblige à nous tenir, moralement parlant : « vous trouvez ça insupportable ? Mais pour qui est-ce vraiment insupportable ? ». Mahmoud vit un véritable calvaire qui semble ne jamais prendre fin. Je suis un témoin de son parcours. Ma seule place possible était de l’accompagner. Ma fonction était de le filmer.
Avez-vous, depuis, des nouvelles de Mahmoud ? Savez-vous s’il va bien ?
Je ne souhaite pas parler de ce qui est en dehors du film, justement pour le respecter. Il a pu le voir grâce à une audiodescription. Il y a finalement peu de paroles dans le film, moi-même j’interviens peu. Et aujourd’hui je ne voudrais pas l’objectifier en dehors de ce qu’il a accepté de montrer dans ce documentaire.
- Propos recueillis par Sylvain Métafiot, le 27 mars 2025.
- Lumière de tes yeux de Sophie Bredier.
- Crédit photo : ©Léa Rener.