Lou Syrah

Lou Syrah : « Il y a des histoires qui vous hurlent de trop loin dans le ventre pour que vous puissiez leur survivre à moins de les écrire ou de les raconter »

Quand on parle d’exorcisme, on pense immédiatement crucifix inversés, prières latines psalmodiées et prêtres en soutane. Pourtant, la pratique de l’exorcisme existe également dans l’islam. Lou Syrah, journaliste indépendante – mais aussi romancière – a enquêté sur ce phénomène et a livré les résultats de ses recherches dans Louisa (éd. Gouttes d’or), un ouvrage à la fois extrêmement personnel et documenté sur certaines dérives de cette pratique religieuse. 

En quelques mots peux-tu présenter l’histoire de Louisa à laquelle tu rends hommage dans ce livre ? 

Lou Syrah : Louisa est une jeune fille de 19 ans quand commence l’histoire. C’est la dernière d’une famille de 11 enfants d’origine algérienne. Nous sommes dans le Roubaix des années 1990 des usines de briques rouges, des secrets de famille et de l’exil mais aussi de la guerre civile qui saigne l’Algérie et qui rebondit jusqu’en France. Tout le monde vit dans le cauchemar des récits rapportés par les proches mais aussi dans la peur depuis que des groupes islamistes se forment et commencent à agir sur le territoire. Louisa était suivie à l’hôpital pour des problèmes au cerveau. C’était une jeune fille présentée comme timide et réservée, alors quand ses « crises » inconsolables prennent des atours mystiques, on la dit possédée. Elle est prise en charge par un imam brillant franchement auréolé d’une université islamique de Médine. Son exorcisme à lui est loin de l’« islam thérapeutique » traditionnel maghrébin, incarné par les figures des « taleb », les imams guérisseurs qui soignaient par amulettes ou les « chouaffa », les voyantes. 

Après cinq heures « de traitement » qui seront comparées à des actes de torture et de barbarie dans un premier temps par la justice, Louisa décède.

Derrière le diable, la maladie, derrière la maladie, la guerre.

Louisa est à mi-chemin entre l’enquête et le journalisme gonzo. Tu y assumes la subjectivité de ton point de vue, et tu t’impliques très fortement dans cette enquête, pour des raisons familiales notamment. Pourquoi avoir choisi ce mode de narration là, cette hybridation ? 

C’est une histoire que j’incarne en toute logique puisque ma famille a été concernée par des faits similaires à ceux qui ont touché Louisa et, ce, à quelques pâtés de maisons du drame. Je pourrais aussi formuler une réponse attendue et dire qu’il y a quelque chose de politique à ne pas se faire capter par d’autres les récits qu’on porte soi dans sa chair. C’est vrai, d’autant que le phénomène était en train d’exploser à nouveau, et dans le contexte politique français où tout le champ éditorial concernant l’islam est plus que miné, j’aurais souffert de voir la thématique explorée par d’autres. Et encore plus pour moi qui ai travaillé plusieurs années sur la haine et les préjugés. Mais ce n’est pas la raison principale. Le régime de vérité qu’inclut la non-fiction était indispensable ici puisque je devais écrire sur un secret d’enfance. « Louisa », plus que l’histoire d’un fait divers spectaculaire sur le diable, c’est l’histoire d’une petite fille -moi-, qui porte un secret d’enfance si violent qu’elle aménage toute sa vie autour, fuit son milieu familial, le Nord, explose le plafond de verre en intégrant un grand journal parisien à 24 ans et cloisonne tous ses mondes si bien qu’elle finit par tout oublier. Mais son corps lui se souvient et la mémoire psycho-traumatique se matérialise tout au long de sa vie avant de lui exploser à nouveau à la gueule. C’est un motif assez classique, du reste, de la littérature « noire » ou du polar ; le flic ou la journaliste torturée qui part en vrille et retourne dans son bled pour fermer un chapitre. Sauf que là tout est parfaitement vrai, ça rend paradoxalement la chose moins caricaturale en terme de récit, je trouve. 

Bien sûr, on pourrait dire que j’ai choisi le gonzo par opportunité. Même si j’ai toujours écrit depuis mon adolescence,  je versais à ce moment là dans le journalisme d’enquête. Je venais de quitter le « Canard Enchainé » à 27 ans avec le cœur un peu amoché. Porter un premier roman de pure fiction, je n’aurais pas osé : le syndrome de l’imposteur poursuit longtemps. Maintenant que je commence à travailler la fiction, je sais que jamais je n’aurais pu livrer cette histoire sous la forme purement romanesque. Et pour cause, la parole de l’enfant ne vaut rien dans le monde des adultes. On dit des enfants qu’ils affabulent et on ne les croit jamais. Consciemment ou non, j’avais besoin de me protéger derrière « la langue des faits » pour ainsi dire, pour dépasser le royaume des contes et des légendes et percer une vérité familiale. De toute façon je n’avais pas le choix. Il y a des histoires qui vous hurlent de trop loin dans le ventre pour que vous puissiez leur survivre à moins de les écrire ou de les raconter. C’est ça aussi la possession ; des histoires qui vous cannibalisent. 

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Est-ce que l’exorcisme est une pratique marginale ou qui se répand de plus en plus ? Y a-t-il une spécificité dans l’islam par rapport à l’exorcisme dans le catholicisme ?

Les décès ont été plus importants ces trente dernières années lors d’exorcismes chrétiens. C’est une pratique par essence située « en marge ». Comme tout ce qui est nimbé du secret de l’Invisible, de la peur, du diable, mais aussi de la maladie psychiatrique. J’aime bien résumer à ce titre le livre en une phrase : « derrière le diable, la maladie, derrière la maladie, la guerre (d’Algérie). » Ce sont toutes ces réalités sociales enchevêtrées que le surnaturel voile souvent dans ces affaires.

On a vécu une décennie de professionnalisation incroyable de l’exorcisme musulman avec des ouvertures de cabinets à l’apparence médicale, où l’on pouvait être  « pris en charge » pour un mal de dos, une infertilité ou une attaque surnaturelle, par des imams ou des personnes formées dans des centres qui ont poussé par centaines comme des champignons et où d’ailleurs, il faut le préciser, ne se pressaient pas que des musulmans. J’y ai vu des catholiques et des athées. Mais on est dans la fin d’un cycle. Les autorités sanitaires et la justice ont mené campagne et depuis trois ans, les condamnations pleuvent pour exercice illégale de la médecine.

Pour ce qui est des différences, dans le catholicisme, l’exorcisme est délégué. Il existe un bureau central qui nomme un référent par diocèse. Ce n’est pas le cas dans l’islam où l’institution est éclatée et où tout un chacun peut être imam et réciter le Coran pour soigner. 

Dans cette version soft et quotidienne, majoritaire, la roqya, l’exorcisme en islam ne pose d’ailleurs aucun problème. Il s’agit de trouver l’apaisement dans la lecture de sourates dite « talismaniques », puisque l’on considère le Coran comme incréé, c’est la parole de Dieu même. Quelle que soit la religion, on touche là au concept anthropologique de « la croyance qui guérit ». C’est un concept puissant qui fonctionne depuis l’exorcisme et jusqu’au placébo. 

Ici c’est le verbe (de Dieu) qui agit. Chez les catholiques, on retrouve cette idée dans le concept de « manducation », le fait de manger le texte biblique. L’Ancien Testament dit aussi « Le Seigneur a parlé, son verbe repose sur ma Langue ».

La guérison se fait également par les rites d’intercessions des saints, les pèlerinages, etc. 

Ce qui est intéressant c’est que le catholicisme a cherché à lutter contre la superstition, le culte des Saints. Il y a plein de choses que les gens font qui ne sont théoriquement pas liées au dogme.

Quoi qu’ils en disent officiellement, depuis leur création, les monothéismes ont dû malgré tout s’accommoder des pratiques magico-religieuses préexistantes. C’est le cas de l’exorcisme, qui existait avant sous une forme plus chamanique et que les trois religions du livre ont adapté. On le trouve dans les processions Gnawa, les Leïla au Maroc et en Algérie, le culte des Saints et dans le judaïsme notamment lors des Hiloula des Tsadik. J’explique dans le livre comment ces traditions en islam percutent la modernité en se coulant parfaitement dans les nouvelles rationalités économiques. 

Ce qui est intéressant, c’est que tout cela renvoie de manière générale au débat épistémologique du magique et du religieux. On se projette souvent l’un en opposition à l’autre. C’est d’ailleurs cette opposition stricte qui irrigue le discours politique de l’Arabie Saoudite. En voulant garder la main sur un islam de pouvoir, le pays est allé jusqu’à raser les tombeaux de la famille du prophète pour empêcher des pratiques populaires de pèlerinages périphériques. Tout ce qui ne suit pas son dogme est qualifié de « sorcellerie ». C’est un mot valise qui accompagne les discours de délégitimation. 

La possession, ce sont aussi des histoires qui vous cannibalisent.

Il y a différentes croyances aujourd’hui qui sont respectées parce qu’elles ne prennent pas la forme de religions. Qu’est-ce qui fait que les gens font ce qu’ils font, pourquoi est-ce qu’ils y croient ? Est-ce pour s’amuser ? Aujourd’hui on a le phénomène de la figure de la sorcière, qu’on réhabilite avec une forme de fantasme. Je trouve ça intéressant le fait de déraciner certaines pratiques spirituelles ou religieuses pour les rendre accessibles, comme le yoga ou les bols tibétains par exemple.

Je vais faire une réponse naïve mais c’est le fond de ma pensée. Je crois que de manière générale, les gens ont besoin de récits magiques que ce soit l’horoscope, le tarot, le grand amour, la fin du monde ou les fake news. On ne vit que dans la perspective d’histoires plus ou moins rationnelles depuis le début de l’Humanité. Pour le reste, toutes ces pratiques montrent une aspiration profonde à la spiritualité dans une société paumée et en quête de bien-être en dehors du médical pur. Le self-service spirituel et les bricolages ne sont pas condamnables en soi, d’autant qu’ils permettent de s’émanciper de la tutelle de l’institution religieuse qui est en France majoritairement patriarcale et conservatrice. Le problème c’est quand ce « déracinement » accompagne un regard exotique voire raciste et qu’il ne répond qu’à des aspirations purement individualistes ou financières.

Qu’est-ce que tu as appris de cette enquête sur Louisa ? Sur la foi, sur la croyance ? L’imam apparaît sincère et complexe depuis sa perspective. Factuellement, il a tué une jeune fille mais il considère qu’il y a une faute de la part de la famille qui ne l’a pas prévenu des antécédents médicaux. Tout cela permet de comprendre le dispositif intellectuel dans lequel ça a été commis.

Toute cette enquête m’a surtout rappelée à la schizophrénie liée à la « Laïcité à la française ». Le fait religieux en France est un point aveugle et pourtant omniprésent dans le débat public. En gros l’islam est traitée seulement sous l’angle de la sécurité, le judaïsme est réduit éditorialement à l’antisémitisme, le christianisme est un marronnier lié au calendrier des fêtes, et inutile de parler des autres croyances. Moi j’aimerais lire des histoires sur les Hiloula à Sarcelles ou Villeurbanne, les ex voto ou les bénédictions de la mer, et des affaires d’amulettes magiques de transmissions et de descendances… bref des récits profonds, pas juste dictés par l’agenda ou le fait divers. On prend toujours les croyants pour des demeurés, c’est dommage parce que ça ampute une perception du monde qui dépasse les frontières du religieux. La croyance est plus vaste. On passe à côté de milliers d’histoires que les arts et la littérature heureusement investissent.

  • Crédits photo : Eva Bourabaâ.

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