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Longlegs : occultisme, true crime et culture internet

À travers Longlegs (Oz Perkins, 2024), film d’horreur composite qui surfe sur plusieurs tendances, Lucie Patronnat propose une lecture plus précise de toutes ces influences qui structurent l’imaginaire lié à l’occultisme contemporain. 

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Sorti dans les salles françaises cet été, Longlegs est un film composite où se côtoient meurtres sériels, rituels ésotériques et prothèses faciales. On y suit Lee Harker, récemment promue au sein du FBI – un élément qui, entre autres échos, convoque immédiatement la Clarice Sterling du Silence des agneaux – et chargée d’enquêter sur une série de meurtres-suicides. Les crimes sont disséminés dans le pays, éloignés dans le temps et imputés aux patriarches respectifs des familles massacrées, mais ils sont aussi liés par de mystérieuses missives. Ces lettres, signées « Longlegs », sont rédigées dans un langage codé qui ne manque pas de rappeler le tueur du zodiaque. D’emblée, donc, le film exploite la figure désormais tristement familière du Pater Familicide – de Jean-Claude Romand à Xavier Dupont de Ligonnès, pour ne citer que nos vedettes locales – tout en multipliant les comparaisons à des tueurs en série fictifs et réels. 

La référence au true crime et son instrumentalisation marketing

Ce réseau de références témoigne d’une porosité croissante de la distinction entre fait et fiction : depuis les années 1990, le true crime est synonyme de succès commercial, et se développe de concert avec les nouveaux médias. De nombreux auteurs ont étudié le phénomène en forme de galerie des glaces selon lequel la fiction criminelle imite les faits, qui eux-mêmes s’inspirent de la fiction, jusqu’à confiner au simulacre postmoderne dont parle Baudrillard. Si Longlegs ne traite directement ni de crimes réels ni de la true crime craze, le film s’inscrit cependant dans une lignée de productions qui joue sur ce rapport ambigu au vrai – ambiguïté qui prend ici la forme du marketing viral orchestré par Neon (le producteur et distributeur indépendant du film) et évoque le temps révolu des émois suscités par la promotion du Projet Blair Witch.

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Réalisé et auto-produit par Eduardo Sánchez et Daniel Myrick, le Projet Blair Witch inaugure la déferlante de found footage et sort en 1999 devant un public passablement persuadé de visionner là de véritables documents filmés. Les pistes vidéos retracent l’enquête documentaire de trois étudiants en cinéma à propos de la légende d’une sorcière qui hanterait la forêt attenante à Burkittsville, après quoi ils sont demeurés introuvables. La supercherie tient principalement au marketing qui précède la sortie, combinant rumeurs répandues sur internet concernant la disparition des protagonistes (drôle d’ironie, les comédiens se verront imposer ce statut de disparus durant la promotion – à la Cannibal Holocaust – et profiteront peu voire pas du tout de son succès critique et commercial), publication du journal de bord du personnage principal et, clou méta du spectacle, diffusion à la télévision de Curse of the Blair Witch, un documenteur sur le film. La manœuvre paie : Le Projet Blair Witch est encore à ce jour l’un des meilleurs retours sur investissement de l’histoire du cinéma derrière Paranormal Activity. Un quart de siècle plus tard, Neon s’inspire de ces méthodes pour préparer la sortie du film de Perkins. Les teasers minimalistes abondent, qui prennent soin de ne pas révéler le visage de Longlegs, et un certain Mr. Downstairs laisse des floppées de commentaires cryptiques sur Letterboxd. Mais c’est surtout avec le site thebirthdaymurders.net que l’opération se démarque, exploitant à plein régime la true crime craze via une forme de storytelling participatif propre à la culture internet. On y trouve des articles de journaux relatant les meurtres et des dossiers encryptés où se côtoient pêle-mêle des photographies, des scènes de crime, des fragments vidéo ou audio, des textes ésotériques, des gravures tout droit sorties du Malleus Maleficarum et une poignée de photogrammes issus d’Häxan : la sorcellerie à travers les âges. La référence  achève par ailleurs d’établir la parenté avec Blair Witch puisque Sánchez et Myrick, en hommage au chef d’oeuvre de Benjamin Christensen, ont baptisé leur boite de production indépendante Häxan Films. La manœuvre fonctionne encore : Longlegs est le film indépendant le plus lucratif de l’année et le plus lucratif produit par Neon. Mais au-delà des recettes, l’expérience Longlegs inaugure – ou actualise, à tout le moins – une forme d’occultisme viral qui revitalise les poncifs poussiéreux du genre et mérite d’être étudiée de plus près.

L’auteur interroge la tendance à se réunir encore et toujours autour du spectacle de la violence au sein de ce qu’il appelle une « culture de la plaie contemporaine ».

Je le répète, il s’agit d’un film composite : à une première partie consacrée à l’enquête succède une seconde qui bascule franchement dans l’occulte et évoque plus volontiers le premier film du réalisateur, The Blackcoat’s Daughter, que le Silence des agneaux. Le diable (puisque c’est de lui qu’il s’agit) s’immisce au sein des foyers par le biais de répliques grandeur nature des fillettes prépubères que compte chaque famille ciblée. Et Longlegs n’est en fait que le Geppetto de ces grandes poupées envoûtées par lesquelles le malin va murmurer à l’oreille des futurs family annihilators. Les scènes qui le montrent à l’œuvre évoquent d’ailleurs Hans Bellmer, dont les clichés de poupées semblent avoir inspiré les photographies des scènes de crime qu’on trouve sur thebirthdaymurders (figure 1, figure 2, figure 3). Les fillettes innocentes et vulnérables deviennent ainsi les vaisseaux de la corruption diabolique, un thème récurrent des récits de possession que Perkins exploitait déjà dans son premier film, et Harker réalise bientôt sa propre implication dans ce qui s’avère être une entreprise familiale : on découvre que sa mère, pour la protéger de Longlegs, a été sa complice dans les crimes – la séquence d’interrogatoire entre Longlegs et Harker a d’ailleurs des airs de retrouvailles père-fille, évoquant ensemble des souvenirs heureux : « it’s funny. The day you decided to go into law enforcement, you were… 20. We had such a big laugh about it ». 

L’occultisme viral de Longlegs, reflet de la « culture de la plaie » à l’ère numérique ?

Ce virage un peu malhabile entre l’enquête et l’occulte a laissé bien des spectateurs perplexes, pourtant la combinaison de ces deux aspects est plus cohérente qu’il n’y parait. Ici, j’invoque Sinister (Scott Derrickson, 2014), dernière comparaison et celle qui entretient à mon sens la connexion la plus intime à Longlegs. Écrivain à la manque, Ellison Oswald enquête sur une série de familicides dont il réalise trop tard qu’ils sont commandités par une entité surnaturelle baptisée Bughuul, démon technologique mangeur d’enfants qui se cache dans les home movies, que le personnage regarde en boucle. Le film de Scott Derrickson fait de sa malédiction occulte une métaphore de la true crime craze, de l’appétence pour les spectacles violents, et de son exploitation médiatique à des fins commerciales – une formule réinvestie, bien que moins explicitement, par Longlegs

Les réflexions menées par Mark Seltzer dans ses travaux sur les tueurs en série s’avèrent éclairantes concernant cette articulation du true crime et de l’occulte dans le film. L’auteur interroge la tendance du sujet moderne à se réunir encore et toujours autour du spectacle de la violence au sein de ce qu’il appelle une « culture de la plaie contemporaine, une culture – ou, à tout le moins, un culte – de la commisération » dont le true crime est le symptôme paradigmatique. Il retrace le développement du sujet en tant que fondamentalement et constitutivement traumatisé, traumatisme originel que les mécanismes de formation du soi (imitation et répétition) le poussent à recréer inlassablement. « Le fait que la violence du film se focalise sur la cellule familiale est approprié, puisque c’est le site de la scène de crime originelle telle que Selzter la présente » – c’est Kimberly Jackson qui le dit à propos de Sinister, mais la remarque pourrait aussi bien concerner le film de Perkins. 

L’enquête criminelle et la secte familiale satanique s’articulent ici à travers le personnage constitutivement traumatisé de Lee Harker pour composer un discours sur la médiatisation contemporaine du spectacle de la violence. Dans le cas de Sinister, ce discours est explicite (et déjà un peu daté) : Bughuul est un monstre technologique qui émerge littéralement de la représentation filmée des crimes. Bien que plus subtile, les poupées vaudou de Longlegs sont l’incarnation de cette articulation : Perkins confie qu’elles ont été inspirées par la célèbre affaire de Jon Benét Ramsey, qui aurait reçu en cadeau une réplique d’elle-même avant d’être assassinée. Et si la viralité à l’œuvre dans le film n’a a priori rien de technologique, ces poupées ont bien des airs machiniques. Visuellement, elles évoquent l’androïde du récent M3GAN (Gerard Jonhstone, 2022), et leur influence diabolique est signalée par des yeux rouges qui s’allument comme des voyants derrière le voile noir (figure 4, figure 5). Dès la séquence d’ouverture, le film adopte d’ailleurs pour quelques plans la perspective de la poupée, avec un zoom artificiel et précis digne de l’œil robotique du Terminator. Les pantins bioniques sont les seuls témoins de crimes dont – si ces éléments ne suffisaient pas à saisir l’analogie – l’unique survivante s’appelle Carrie Anne Camera. Harker enfin, qui a grandi à son insu sous la coupe de sa propre poupée, est présentée comme un personnage froid et mécanique. Et c’est là que le marketing de Neon prend tout son sens : discret au niveau diégétique, le discours critique du film transgresse les bords du cadre et instrumentalise la culture internet pour déplacer l’œil bionique de la poupée sur le spectateur, alpagué directement dans ses compulsions voyeuristes. Car le succès commercial de Longlegs est loin d’être étranger aux stratégies déployées par la boite de production, qui semblent avoir fait l’objet de plus d’éloges que le film lui-même. Envisagé comme un tout, cependant, ce film perclus de références, volontiers dérivé, mais réflexif et polymorphe est un pur produit de son temps qui ne manquera pas d’en inspirer d’autres. L’occultisme dans le cinéma d’horreur, semble-t-il, a encore de beaux jours devant lui.

  • Longlegs, Oz Perkins, 2024.

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