LES HEURES SOUTERRAINES DE DELPHINE DE VIGAN : La langue du burn-out

Dans Les heures souterraines de Delphine de Vigan, l’autrice met en récit deux personnages, Mathilde et Thibault, dont les vies parallèles se croisent sur le chemin du burn out. Les langues se délient, et le langage est fracturé par des phénomènes psychologiques qui créent des conflits chez des personnages malmenés par leur propre environnement professionnel. À deux niveaux différents, celui de l’histoire et celui de la narration, la langue devient celle de l’épuisement professionnel.

Mathilde est cadre supérieure dans une entreprise et subit du harcèlement moral de la part de Jacques, son supérieur hiérarchique. Cette autorité descendante rythme ses journées qui se caractérisent pour elle par une pression écrasante et constante. Son seul espoir tient à la prédiction d’une voyante lui ayant annoncé que sa vie changerait le 20 mai. En dehors de cet espoir, sa vie se résume à la survie dans une existence qui semble lui échapper et n’être plus la sienne : elle en vient à envisager la mort et la maladie comme solution à cette non-vie : « Combien de fois a-t-elle souhaité tomber malade, gravement, combien de symptômes, de syndromes, de défaillances a-t-elle imaginés, pour avoir le droit de rester chez elle, le droit de dire je ne peux plus ? […] Sortir de sa trajectoire, recommencer une nouvelle vie, ailleurs. Combien de fois a-t-elle pensé qu’on pouvait mourir de quelque chose qui ressemble à ce qu’elle vit, mourir de devoir survivre dix heures par jour en milieu hostile ? » 

Thibault, quant à lui, est médecin urgentiste. Il met fin à une relation amoureuse problématique et se retrouve à arpenter les rues de Paris à la recherche de réponses à ses questions en répondant aux appels de patients qui se trouvent dans des situations souvent désespérées, acceptant et refusant le soin, confrontant le médecin à des situations limites qui défont les siennes et l’habituent à l’horreur quotidienne. La détresse humaine devient ainsi sa compagne de route la plus fidèle – il noue avec elle une relation sincère et pérenne, prenant toute la place dans son quotidien : « En dix ans d’urgence médicale, il a eu son lot. Il a vu de près l’angoisse, la détresse, la folie. Il connaît la souffrance, ses accents de terreur, ce qui submerge, ce qui s’égare et ce qui se perd. Il connaît cette violence, il s’y est habitué. »

Langage managérial et manipulation

Le burn out, syndrome d’épuisement professionnel, est au coeur du récit Les heures souterraines de Delphine de Vigan. De plus en plus normalisé dans notre société, ce trouble est caractérisé par une fatigue intense, un décrochage professionnel dû à la surcharge, couplé à une perte d’estime de soi. Le corps comme l’esprit en deviennent les victimes : les douleurs s’installent,  l’anxiété aussi, comme une impératrice dans un esprit devenu inconnu à lui-même.

Le langage est le reflet de la dégradation progressive de l’état psychologique des deux personnages principaux :  le roman décrit ainsi  en détail les luttes intérieures auxquelles ils sont confrontés, le poids de leur travail les empêchant de trouver un sens à leur existence. L’histoire de Mathilde et sa relation avec Jacques est marquée au fer rouge par cette réalité, le langage managérial se confondant avec le verbe de la manipulation : « Jacques mettait en doute sa parole. Jacques lui parlait comme à un chien. Jacques mentait. » Entre le harcèlement moral silencieux et la pression dissimulée derrière un langage normatif qui se construit comme naturel dans le milieu professionnel, Mathilde se retrouve comme une marionnette au sein de l’entreprise, une marionnette que Jacques peut manipuler comme il le souhaite. 

En somme, dans ce contexte, le langage managérial, construit par des euphémismes et ses discours creux mais profondément aliénants, sert à masquer la violence psychologique et à maintenir une apparence de normalité

En somme, dans ce contexte, le langage managérial, construit par des euphémismes et ses discours creux mais profondément aliénants, sert à masquer la violence psychologique et à maintenir une apparence de normalité :  « Elle aurait dû raconter. Dès le début. Dès le tout début. Quand Jacques s’est mis à lui déclarer dès le matin, avec cet accent de sollicitude qu’il sait si bien feindre, vous avez une sale tête. Une première fois, puis une deuxième, à quelques jours d’intervalle. À la troisième, il avait utilisé le mot gueule : vous avez une sale gueule. L’air vaguement inquiet. Et la haine contenue dans ce mot, qu’elle n’avait pas voulu entendre. » Lentement, Jacques réussit à normaliser le rapport de domination, laissant la violence s’immiscer dans les relations professionnelles et saboter toute possibilité d’entente. 

Face à cette apparence de normalité, le silence devient également un langage : les gestes parlent et imposent une soumission  des personnages à l’ordre professionnel : quand il ne parle pas, Jacques parle tout de même. D’autre part, le silence de ses collègues est vécu comme un silence collaborateur. La lenteur des procédures et des réactions freinent ainsi toute possibilité de renaissance ou de survie pour Mathilde dans un monde qui lui devient hostile. Dans ce milieu managérial gouverné par le harcèlement et la manipulation, le langage et le non-langage participent ensemble au renforcement de l’épuisement et de la déshumanisation. 

La réalité en construction : le burn out comme nouveau prisme du réel

Dans le roman, la réalité même des personnages est altérée par le langage du burn out qui s’installe comme seul moyen de communication. Thibault observe le réel à travers l’épuisement qui pèse sur ses épaules et contemple la ville se consumer à petit feu sous ses yeux fatigués. De cette observation naît une désillusion face à son quotidien qui semble se délier: « Sa vie est dans cet incessant va-et-vient, ces journées harassées, ces escaliers, ces ascenseurs, ces portes qu’on referme derrière lui. Sa vie est au cœur de la ville. Et la ville, de son fracas, couvre les plaintes et les murmures, dissimule son indigence, exhibe ses poubelles et ses opulences, sans cesse augmente sa vitesse. » Ville et vie se croisent dans leur destruction commune. Dans cette contemplation, Thibault est un spectateur, de la vie et de la ville, qui le regardent plus qu’il ne parvient à les regarder 

La ville perd sa substance et s’efface, tout comme se désintègre la conscience du protagoniste qui ne peut plus la saisir. L’épuisement professionnel, c’est aussi ne plus avoir le temps de « dormir », de persévérer dans son existence en répondant aux besoins primaires. Thibault, entrant pour la dixième fois de la journée dans sa voiture, contemple la relativité du temps se substituer à l’enchaînement normé des heures : « Il n’a pas démarré. Il avait un besoin irrépressible de dormir, là, d’un seul coup, il lui aurait suffi de se laisser aller sur l’appuie-tête. Il a attendu quelques minutes, la main sur la clé de contact, et puis il est ressorti. Une file s’était formée devant la boulangerie, collée à la vitrine. Il n’avait aucune notion de l’heure. Les gens commençaient à sortir des bureaux, marchaient d’un pas pressé. » 

Mathilde est similairement confrontée à la perte de ses repères : « Elle a perdu ses couleurs, son corps est devenu translucide, elle gît à la surface, ventre à l’air. » La langue employée et déliée dans l’œuvre, celle du burn out, est le reflet de la désintégration des personnages qui ne sont plus que des restes d’eux-mêmes, perdus et déshumanisés. Comment le langage et les personnages se perdent-ils et s’épuisent-ils ?

De l’isolement à la perte de soi 

En effet, les mots employés par l’autrice et les thèmes qui se tissent tout au long de l’ouvrage cheminent vers un noyau central : la désintégration du langage et de l’existence. À mesure que les pages se tournent, ce qui demeure de la vie des protagonistes n’est que la diffraction de leur quotidien et leur épuisement : leur être s’érode et se désintègre, car leur poste finit par les travailler plus qu’ils ne travaillent eux-mêmes : même lorsqu’ils sont seuls, et que le travail pourrait s’effacer, les deux personnages restent définis par leur profession, comme si elle leur était greffée à la peau.

Mathilde, à « trente ans », a « survécu à la mort de son mari ». Pourtant, « aujourd’hui, elle en a quarante et un connard en costume trois pièces est en train de la détruire à petit feu. » De ce fait, elle pense n’être « rien d’autre » qu’un « bon petit soldat […] usé, claudicant, ridicule ». Cette perte d’elle-même mène Mathilde à se perdre : à agir et penser comme une étrangère. La voix narrative nous informe que l’idée du meurtre lui traverse même l’esprit de manière limpide et précise : « Plus tard, l’image était revenue, et puis d’autres. Jacques étendu sur le sol, à l’entrée de l’immeuble, l’attroupement constitué autour de son corps, le filet de mousse blanche au coin de sa bouche. Jacques dans la lumière bleue du parking, se traînant sur les coudes, les jambes brisées broyées écrasées, implorant son pardon. Jacques poignardé avec son coupe-papier en argent, pissant le sang sur son fauteuil “Direction”. » Elle finit par avoir peur de « sa propre violence », tant l’épuisement professionnel dont elle est victime épuise son être entier de sa substance.

Thibault se retrouve lui aussi vidé de toute substance, sa vie se résumant à une accumulation de négations vécues sous un prisme victimaire : « Il est médecin de ville et sa vie se résume à ça. Il n’a rien acheté de pérenne, pas d’appartement, pas de maison à la campagne, il n’a pas eu d’enfants, il ne s’est pas marié, il ne sait pas pourquoi. […] Il est médecin depuis bientôt quinze ans et il ne s’est rien passé d’autre. Rien de fondamental. » Il devient effectivement victime de son emploi qui occupe tout le temps de son existence sans que celle-ci ne semble lui appartenir ; elle appartiendrait davantage au vide qu’au personnage lui-même, livré à observer sa vie passer devant ses yeux sans pouvoir la saisir pour autant : « Il perçoit son corps d’une manière étrange. Son corps est un terrain vague, un territoire abandonné, relié pourtant au désordre alentour. »

Les mots dits et non-dits finissent donc par éloigner les personnages les uns des autres mais aussi d’eux-mêmes. Sans langage ou victimes d’un langage asservissant, Mathilde et Thibault perdent lentement leur sensation d’être-au-monde et leur statut d’être humain, se confondant avec leur emploi ou leur burn out qui les épuise finalement autant professionnellement que personnellement. 

Force est de constater que le langage est en crise, car il subit le poids de l’épuisement, et devient à la fois symptôme et vecteur de la déshumanisation des personnages. Le langage managérial, emblématique des dérives du monde du travail moderne, devient un instrument de pouvoir insidieux, capable de violence directe, mais aussi de violence latente et patiente, presque vénéneuse. La violence est donc soigneusement dissimulée derrière les charges professionnelles, les discours normatifs et les euphémismes. Loin d’être une simple articulation de mots, ce langage perverti agit donc comme un agent corrosif, érodant progressivement l’identité des personnages et leur rapport au monde. L’anormalité devenue normale, ce langage détruit les repères des personnages à leur existence et prouve que le burn out n’est pas seulement un trouble individuel, mais également un phénomène intrinsèquement social, et lié aux dynamiques de pouvoir qui gouvernent notre société. En somme, une critique incisive se lit à travers les pages du roman, celle des mécanismes linguistiques et sociaux qui déshumanisent l’individu mais qui sont pourtant normalisés : le pouvoir destructeur du langage est total, celui-ci étant détourné de sa fonction première pour devenir un véritable outil d’aliénation, voire de destruction.

  • Les heures souterraines de Delphine de Vigan, Lattès, 2009
  • Photo de Delphine de Vigan : ©Nemo-Perier

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