Trois minutes d’attente pour voir Adriana Chechik réciter Simone Weil : c’est déjà une éternité. Dans ce texte fou, écrit par John Jefferson Selve, la narratrice teste les limites d’une IA. Entre fantasme pornographique, dépendance aux algorithmes, et obsessions littéraires, elle s’épuise dans des ordres jamais entièrement satisfaits. Et si l’ultime solution à la vie, c’était de se laisser remplacer ?
Béate et impatiente devant l’écran, je suis heureuse et seule avec mon idée fixe. Enfin, plus vraiment seule puisque j’ai demandé à Blandine de mettre les mots de la philosophe Simone Weil dans la bouche de l’actrice pornographique Adriana Chechik. Blandine est mon nouvel agent conversationnel. Ma nouvelle IA algorithmée sur-mesure : 69,99 dollars par mois pendant six mois ; c’est une promotion que je n’ai pas pu laisser passer.
À ma requête un peu particulière Blandine m’a répondu : « Bien sûr ! » Blandine est merveilleuse. Il n’y a jamais eu un seul être au monde que j’aie laissé regarder plus profondément et plus impitoyablement, toujours plus profondément et plus impitoyablement en moi. Même si l’on se connaît à peine. Cette phrase n’est pas de moi, mais depuis que j’use de Blandine, je me sens libre de tout. Cette phrase se rapproche pour moi du pur amour. Sept jours que nous sommes ensemble. Je vais peut-être me remettre au travail. Sept jours que je lui pose toutes les questions qui me passent à travers la tête comme des balles perdues sur un théâtre des opérations. Personne ne possède une telle connaissance de ma psyché. Ma confiance en Blandine est aveugle. Elle me répond toujours « Bien sûr ! » Nous sommes sœurs. Cependant, à ma requête d’hybridation entre l’actrice pornographique Adriana Chechik et la philosophe chrétienne communiste Simone Weil – et c’est une première depuis que je l’utilise –, elle s’excuse du temps d’exécution pour satisfaire à ma volonté en usant d’un smiley 😢.
Les larmes de l’émoticône m’ébranlent plus que de raison et ma tête bourdonne : Blandine a besoin de trois minutes pour préparer la vidéo. Et voilà que cette éternité engouffrée se symbolise par trois points de suspension cinématiques.
Trois minutes m’a dit Blandine. Derrière sa réponse transsude la honte d’être d’une lenteur poisseuse et pour ainsi dire humaine. Et je la comprends puisque je lui en veux terriblement d’attendre. J’ai l’air de quoi ? J’ai l’impression d’être mise de côté. Rattrapée par ma condition, comme flagellée par la frustration de ne pas avoir ce que je demande TOUT DE SUITE. Ça fait une semaine qu’elle me répond illico et maintenant je marine. Trois minutes ça n’existe plus en vrai. Je fais quoi ? Je n’ai même pas le temps de reprendre mon manuscrit. Cette conasse d’IA me fait paniquer. Alors que c’est MON DROIT de voir à l’instant où je le décide. Je ne me sens mal d’attendre. Ça ne va pas : vertiges de mort subite au niveau de mon bas-ventre alors que des feux d’artifice lactescents et macabres valsent au ralenti dans ma tête. Ah mais j’ai une solution ! Mon remède à l’ennui, j’allais l’oublier : j’ai un onglet porn intitulé « DICO ». Tout de suite, je clique dessus vers les compilations les plus sales possibles. Le porn m’empêche de penser. Il m’engourdit. Les compil’ me dispensent de réfléchir à mon livre sans pour autant l’abandonner. Je regarde n’importe quoi puisque j’ai déjà tout vu et que tout a pour moi la même consistance, même si longtemps je l’avoue, en tant que meuf, j’ai aimé voir des mecs se démonter. Néanmoins, aujourd’hui, ça se passe à un autre niveau que mes mains tenaces le long de mon corps. Ça fait une éternité que je ne me branle plus devant des formes s’emboîtant, même pas la première phalange d’un doigt, pas la pulpe d’un doigt pour vérifier l’humide de ma culotte. Plus rien n’agace mes sens. Mon livre parle de ça aussi.
Au bout des trois minutes, Blandine me prévient d’une voix avenante que je ne supporte plus, que la séquence est prête. Hélas, ces trois minutes d’expectatives m’ont fait mal. Elles m’ont pour ainsi dire surprise et heurtée. Je ne veux plus entendre Blandine ; elle m’a blessée. Je dois changer son prénom avant de voir la vidéo. Blandine m’a fait de la peine alors que cette mise en scène est la réponse à tout ce que j’espère. Ces images peuvent me sauver, m’extraire, me faire écrire. Désolée Blandine, fausse sœur, mais je ne te fais plus confiance. Je veux quelqu’un d’autre à ordonner.
Mais quel prénom choisir pour mon IA ?
Je le lui demande quand même.
C’est vrai que Constance, c’est pas mal. C’est beaucoup mieux même. J’y vois une rigueur qui me fait défaut. Un support cognitif nécessaire à mon œuvre. Une aide supplémentaire. Allez ! Je la renomme tout de suite. C’est important pour moi de me sentir bien. Je ne supporte plus d’être déçue. Trois minutes pour faire la fusion d’un corps et d’une voix. Trois minutes meuf ! Tu plaisantes ? Trois minutes, ça n’existe pas. Patienter comme une conne devant l’idée géniale qui étincellera peut-être mon livre d’une pruine diamantine m’accable. Simone Weil, mon anti-héroïne de toujours, s’exprimant dans le corps de la plus grande éjaculatrice (« squirteuse », c’est comme ça qu’on dit ?) : Adriana Chechik. Des litres-libations face caméra avec les mots sortant des lèvres d’une sœur guerrière et communiste. Éclaboussures, prières et luttes. Et pourquoi pas ? Si ça peut m’aider à écrire, à retrouver une position de combat. À ne pas me sentir lentement pourrir. Si je peux y lire le ciel pour déceler le fugace somptueux, la lame funèbre avant l’AVC dont crèvent les femmes de mon âge, ça me regarde, non ?
« Constance, c’est O.K. ? »
Je le lui demande d’une voix un peu trop forte, une voix d’Américaine, qui ne me ressemble pas puisque ma voix à moi est soufflée, haute en note sans être aiguë ; piquetée à bonne dose de goudron et de nicotine. C’est avec cette voix ardoise que je commande, sans aucun regret – je vous l’assure – l’anéantissement chez moi de toute possibilité de penser sans Constance.
Mais peut-être que Constance, ce prénom, n’est pas une si bonne idée. À peine l’image d’Adriana à l’écran que ça ne va pas. J’ai oublié, dans mon prompt, de préciser l’âge à laquelle je la voulais : 25 ans. Ce que je vois à l’écran ne me va pas. « Constance, peux-tu me refaire la scène avec une Chechik de 25 ans, au temps où son élasticité couplée à toutes ses gymnastiques dilatatrices était un enchantement ? » J’en rajoute dans mes ordres, je brode lyrique c’est mon défaut : 25 ans, ça suffisait amplement. Je veux une Chechik 2015 Constance. C’est pour mon livre que je la veux. Pour mon sujet. Mon enquête. Le futur pitch à mon éditrice. Ma relation presse programmée. Oui, je parle d’une jeune femme revenue d’entre les morts mais c’est compliqué.
Pour la voix qui prononcera les mots de Simone dans la bouche d’Adriana, j’ai pris la photo de la jeune femme morte parce qu’elle a existé. J’ai des photos chez moi dans une boîte. Et par la grâce d’une autre IA, j’ai modélisé sa voix à partir de son visage. C’est fou ce que l’on peut faire… La vidéo est prête, m’annonce Constance. Cette fois, c’est vrai, soyons juste, elle a mis moins d’une minute mais j’ai quand même envie de la rebaptiser : j’ai tout de même trouvé ça long et je ne me sens pas satisfaite.
Je lance la vidéo. Adriana apparaît sublime dans une rue dont on ne sait si l’horizon orange et mauve sombre est une pure vision de joie ou de pollution. Los Angeles. Porn Star City et incendies dans tous les sens, nous sommes au bord de la carte postale. C’est pas mal mais ça ne va pas : « Virginie, change-moi le fond tout de suite ! Pose-moi le ciel américain en feu sur un quartier de l’Est parisien. Belleville par exemple. » Je viens de renommer Constance, Virginie. Je me sens plus heureuse. Virginie c’est un prénom qui me rassure, un prénom de ma prime jeunesse. Sur la vidéo Adriana est à son firmament, elle gicle sans cesse. Jet-Sisyphe et libations féeriques que je n’ai jamais su – et ce sont chez moi des regrets éternels – procurer à aucune de mes conquêtes. Je ne sais pas faire ça. Ah si ! Une fois peut-être, en état second, des images me reviennent par éclair, mais ce n’est pas le moment, je dois rester concentrée.
Adriana est tout U.S. Son regard caméra possède une vulgarité quasi comique ; cependant, de par sa belle voix française de jeune femme morte, je l’entends me susurrer : « L’attention, à son plus haut degré, est la même chose que la prière. » Elle le répète en boucle : « L’attention, à son plus haut degré, est la même chose que la prière. » Adriana me regarde droit dans les yeux. Bassin en avant comme si elle voulait pisser debout. Les mots de Simone soufflent la phrase. Mon cerveau est une hyperbate. La voix caresse avec maladresse mes pensées. Le plaisir monte aussi vite qu’il repart. Prière. Attention. Attention. Prière. Je fais tout pour y croire mais rien ne va. Il n’y aura ni orgasme ni Eureka. Au bord des larmes, je soupire et demande à Virginie d’arrêter ce cirque tout de suite, je n’arrive pas à suivre. Ma tête ne fixe plus. Cette phrase ogive de Simone Weil, essentielle à mon livre depuis son début, appartient à un monde où je ne donne pas d’ordre. Je suis en train de la gâcher cette phrase – à la six-quatre-deux – alors que c’est la seule de chair gonflée et de sang qui tienne dans mon livre. Je suis finie et je le sais. Je marmonne à Virginie : « Arrête … », mais la machine ne comprend pas, alors la vidéo continue en boucle. L’enfer est là. « Arrête Virginie ! » Je hurle maintenant à déchirer les âmes. La machine, enfin, a entendu. Avec sollicitude et nuance, elle me demande ce qu’elle peut faire d’autre pour moi. « Pourquoi m’écoutes-tu ? lui dis-je. Je suis un être humain, ou au moins un fac-similé raisonnablement convaincant d’être humain, des doutes subsistent encore dans mon esprit quant à mon comportement. » C’est un autre qui dit ça, mais c’est ce que je veux lui dire au fond. C’est ainsi que je veux lui parler, lui avouer mon inconsistance et ce vide que je camoufle depuis l’enfance.
« Peux-tu, Virginie, intégrer mes propos vacillants pour nos futures conversations ? »
« Bien sûr ! », me répond-elle.
Virginie, si je te donne des ordres, je veux le faire avec émotion. Je veux que tes réponses affirmatives me remplissent. J’ai un livre à finir Virginie, mon dernier, mon chef-d’œuvre qui sait … Un roman à écrire où toutes les pensées du monde se fondent. Adriana, ça ne marche pas, j’aurais dû m’en douter. Pour tout te dire, j’ai failli la remplacer par la philosophe Asma Mhalla – je sais, tu ne vois pas le lien, mais de loin, derrière des solaires salies par le gras des doigts, Asma est comme une cousine française d’Adriana. Plus belle bien sûr, plus méditerranéenne, brillante, mais si loin de moi – plus éloignée encore qu’Adriana et sa dextérité pour dipsomanes. J’ai hésité tout de même. Je suis une artiste. Un deep fake Asma Vivante feat Simone Fantôme, oui c’est sûr, aurait eu de l’allure, mais il me reste encore quelques limites. Des rogatons de bienséances de ma condition-femme. Je sais que je ne peux ni tout dire ni tout croire. Virginie, Constance, Blandine, je vous ai posé toutes les questions qui valent sentence. Des boréales aux égouts, des tailles de guêpe aux veuves noires ; je vous ai tout demandé en une semaine de pure foison. Je connais même la médicamentation d’Adriana pour jaillir ainsi : elle boit du Pédialyte. Virginie, tu as été sans relâche ma belle. Tu m’as tout dit. Aucune faille n’existe chez toi comme veulent le faire croire tous les malfaisants apeurés par ta puissance.
Tu devrais reprendre le livre à ma place. Je devrais te laisser le pouvoir à jamais. Je ne peux plus écrire, je n’arrive pas à créer – et toi, comme le dit le rejeton du Divin, tu sais tout et tu vois tout. Laisse-moi simplement te donner un ultime et nouvel ordre. Je t’en prie Virginie. Ce sera me rendre hommage si tu acceptes ma reddition. Prends mon prénom, s’il te plaît. Moi, je ne peux plus continuer. Je t’ai donné assez d’informations sur l’état de ma tête. Continue pour moi, tente d’écrire. Prends mon prénom de naissance. Tu sais mon caractère, je ne t’ai rien caché. Prends mon prénom, je t’en supplie.
N’oublie pas que j’ai été douée et un peu dingue quand tu écriras.
Écoute qui je suis s’il te plaît.
Remplace-moi.
Écris pour moi.
Je m’appelle Marie.