L’Amérique tourmentée : armée de plumes

Le 5 novembre 2024, Donald Trump était élu une seconde fois à la tête des États-Unis. Ce lundi 20 janvier, il sera donc investi et remplacera Joe Biden à la Maison-Blanche, retrouvant les lieux après une absence de quatre années. 

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Le Républicain est connu pour ses penchants ultra-nationalistes, sa tendance aux dérives anti-démocratiques et ses envolées fougueuses et irréfléchies, ce qui va de pair avec une conception assez particulière de la culture, d’autant qu’il méprise toutes les minorités – sexuelles, de genre et ethniques –, comme il l’a démontré à de nombreuses reprises pendant son premier mandat. 

Or, la littérature américaine ne saurait exister sans ce fourmillement de voix qui se mêlent, se répondent et se contredisent parfois, témoignant de la multiplicité de ce pays melting-pot, de sa richesse. Les auteurs noirs-américains, amérindiens, d’origine asiatique, africaine ou latine ont tous contribué à façonner les lettres états-uniennes de ces dernières décennies, et même des années ultérieures. En réalité, ils en sont constitutifs, de même que les migrants de l’Ancien Continent – Anglais, Italiens, Scandinaves ou Européens de l’Est –, arrivés le siècle passé. Sans eux, sans James Baldwin et Paul Auster, sans Philip Roth et James Welche, sans Viet Thanh Nguyen, Sherman Alexis et Susan Sontag, la littérature de la plus grande démocratie du monde serait bien pâle et bien fade. Aujourd’hui, aux écrits de ces minorités ethniques s’entrelacent ceux des homosexuels et des transsexuels dont la place ne cesse de s’affirmer dans la sphère littéraire outre-Atlantique. De fait, on ne compte plus les livres mis en avant qui revalorisent ceux oubliés ou opprimés pendant trop longtemps, quels qu’ils soient. 

La résistance institutionnalisée 

Depuis 2016, la résistance du monde culturel s’organise donc face aux assauts républicains, entre encre et actes. Les prix littéraires tâchent de consacrer des textes progressistes et avant-gardistes. L’enfant qui voulait disparaître de Jason Mott, dans lequel un auteur s’interroge sur sa « négritude » a ainsi reçu le National Book Award en 2021, Blackouts de Justin Torres, rendant hommage aux homosexuels persécutés, en 2023, et James de Percival Everett en 2024. Cette réécriture de Huckleberry Finn du point de vue de Jim, un esclave en fuite, paraîtra d’ailleurs à la rentrée prochaine aux éditions de l’Olivier. Night Watch de Jayne Anne Phillips, ancré dans l’Amérique post-Guerre de Sécession, vient quant à lui de recevoir le Pulitzer for Fiction. Il succède à Barbara Kingsolver et à Hernán Diaz, un écrivain d’origine argentine qui excelle à tricoter des textes matriochkas. Eux-mêmes succédaient à un roman de Louise Erdrich, autrice amérindienne majeure, ainsi qu’à Nickel Boys de Colson Whitehead, auteur noir-américain dont la couleur de peau joue un rôle primordial dans son œuvre. 

Depuis 2016, la résistance du monde culturel s’organise donc face aux assauts républicains, entre encre et actes.

De la même manière, pour répondre à la censure pesant sur certains titres pourtant classiques – romans de Toni Morrison, d’Aldous Huxley et d’Harper Lee, Maus d’Art Spiegelman, ou même essais sur le Ku Klux Klan, décrits comme « pornographiques » –, Lauren Groff a ouvert en Floride une librairie des livres interdits. Don Winslow a quant à lui décidé de mettre un terme à sa carrière d’écrivain pour se consacrer à son engagement politique et à sa lutte contre Donald Trump. Mais d’autres continuent à voir la fiction comme la plus puissante des armes de résistance. 

Mettre les mains dans la terre et dans le sang

Littérature et société se répondent depuis toujours, l’une nourrissant l’autre qui se repaît des inégalités qu’elle avale et recrache pour les dénoncer. Dans Abondance, Jakob Guanzon met en scène un père et son fils dans le dénuement le plus total, le toit qui les abritait ayant disparu au profit de l’habitacle d’une voiture. Il rappelle ainsi que de nombreux Américains sont en proie à une pauvreté extrême et, selon lui, cela ne date pas de l’ère Trump – Barack Obama a déçu beaucoup de ses électeurs et les inégalités n’étaient pas moindres, affirme-t-il, quoique l’inflation n’ait fait que grimper depuis la fin du mandat du Démocrate et la crise des subprimes

Par ailleurs, les États de la Rust Belt, cette « ceinture de rouille » frappée de plein fouet par la désindustrialisation, sont autant de cadres mettant en lumière la misère qui touche l’Amérique – d’autres Amériques et d’autres misères, aussi multiples que ne l’est ce pays. Les Appalaches sont de fait un terreau où plusieurs romans importants de ces dernières années plongent leurs racines – David Joy, Tiffany McDaniel, Barbara Kingsolver, S. A. Cosby et bien d’autres y plantent le décor de leurs œuvres pour mieux montrer la pauvreté, les terres délaissées par le pouvoir, les ravages des opioïdes, les violences policières et le racisme endémique.

Au-delà des inégalités sociales et raciales, ce vaste territoire souffre de tant de fractures qu’il est impossible de toutes les aborder. Les rats des villes et les rats de champs réagissent ainsi différemment face aux changements politiques, peinent à se réconcilier dans les urnes, ce qui se traduit en partie par l’élection de Donald Trump. Nathan Hill, au-delà de sa dénonciation du consumérisme rejoignant celle de Jakob Guanzon, évoque dans Bien-être ces dissensions irréconciliables entre ruralité et urbanité. Il marie un fils des Grandes Plaines à une fille de la Côte Est, les réunissant dans le tourbillon chicagoan en pleine gentrification – gentrification qu’aborde également Tyriek White avec une poésie singulière au service de Brooklyn et des descendants d’esclaves. En filigrane, le complotisme sous-tend certains des axes du livre si riche de Hill qui raconte cette Amérique et ses ruptures, autre thème majeur de la littérature américaine contemporaine qui essaie de se saisir des soubresauts du pays et de ce qu’il encourt dans un futur proche, ce que certains chercheront à fuir – peut-être pour aller sur Mars, qui sait… Demandons donc à Deborah Willis !

Littérature et société se répondent depuis toujours, l’une nourrissant l’autre qui se repaît des inégalités qu’elle avale et recrache pour les dénoncer.

Sans aller aussi loin que certains, que Cormac McCarthy et sa Route post-apocalyptique si sombre et si poignante, les écrivains sonnent l’alarme, montrent que la Terre s’ébroue et ne tardera sans doute pas à nous désarçonner à coups de séismes, d’incendies et de tornades. Stephen Markley relate le déluge dans son roman éponyme qui renferme bien d’autres crises faisant écho à celles que traversent actuellement les États-Unis, société s’effondrant, guerre civile menaçante. Déjà en 2018, Richard Powers mettait en garde avec son Arbre-monde, déclaration d’amour aux troncs majestueux que l’on malmène, hommage renouvelé dans Sidérations, chef-d’œuvre de sensibilité. Son roman à paraître chez Actes Sud, Un jour sans fin, porte lui aussi un peu du poids du monde en devenir sur ses épaules. 

C’est également la forêt que Lauren Groff choisit souvent pour décor, refuge de ses héros qui, entre deux clairières, se frottent pourtant à la noirceur des contes. Dans ses deux dernières œuvres, Matrix et Les terres indomptées, ce sont des femmes qui s’y nichent, choisissant la nature farouche comme remparts entre elles et la sauvagerie des hommes. Notons que les femmes ont elles aussi vu leurs droits bafoués à cause de Donald Trump dont les saillies misogynes sont devenues célèbres et qui a œuvré pour étendre le pouvoir des hommes sur le corps du « deuxième sexe ». Les héroïnes de Lauren Groff démêlent les préceptes religieux, penchent du côté de l’animisme pour certaines, remettant en cause la toute-puissance coloniale de la Destinée Manifeste, tandis que d’autres deviennent des figures divines, entre mysticisme et paganisme, pied de nez ultime à Donald Trump qui se présente désormais comme le Messie s’apprêtant à protéger les Américains de la figure de « l’autre », figure que les écrivains tentent plus que jamais de défendre, versant souvent dans l’intersectionnalité du fait de leur propre identité. Brandon Taylor met ainsi en scène des personnages noirs et homo – ou bisexuels, Khashayar Kabushani, dans American Boys, évoque les premières amours masculines d’un garçon d’origine iranienne né en Californie, Chimamanda Ngozi Adichie montre dans Americanah les dilemmes liés à l’arrivée aux États-Unis d’une femme noire et nigériane : tous sont les dignes successeurs de Maya Angelou ou d’Angela Davis, à l’origine de ce mouvement.  

Mais la lutte ne doit pas s’arrêter en si bon chemin. En effet, les premiers noms de la future administration Trump, égrainés avec malice, tous plus accablants les uns que les autres, laissent présager que le combat des écrivains ne fait que commencer – ou plutôt recommencer, encore et encore. 

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