FICTION. Est-ce bien raisonnable de s’enorgueillir de posséder un sentiment tout rond et de faire l’économie du corps ? Pour Renaud, oui. Il souffre d’aimer et aime souffrir. Il aime comme les saints croient en Dieu.
Renaud traîne la semelle. Quelle idée d’avoir accepté cette invitation, cela ne lui ressemble pas de ne pas préférer rester seul. Sans doute a-t-il accepté pour se donner tort, un plaisir comme un autre. C’est aussi pour répondre à l’enthousiasme insistant de Philippe qu’il va à cette soirée charcuterie et vin. Il en connaît deux, Philippe le bon collègue, et Olivier le dandy taiseux, mais dont on dit qu’il n’en pense pas moins. On lui a annoncé deux autres qu’il ne connaît pas. Renaud a dit oui pour le vin évidemment, la promesse des effluves rondes et de l’ivresse. Pour une fois son week-end est modifié, l’écrivain du dimanche doit mettre sur pause ses écrits.
Ceux qu’il rejoint sont tous plus ou moins mariés. Lui a toujours été célibataire. On se demande toujours s’il n’est pas homo ou refoulé, ce qui est la même chose pour ces bourgeois malgré-eux. On a beau être hyper open de nos jours, les orientations sexuelles sont quand même un bon prétexte à sortir l’artillerie lourde en termes de blagouzes. On ne lui a quand même jamais connu de femmes. Lui, il n’est pas homo de toute façon puisqu’il aime une jeune fille, dans son passé figé. On ne peut pas dire qu’il aime les femmes, non. C’est sûr, il les déteste même d’oser appartenir au même genre que son Alix. Inégalable. Beauté divine. Il les déteste aussi dans leur légèreté. La plupart sont des femmes faciles. Mariées, divorcées, remariées, maîtresses, prostituées. La sienne n’a jamais cédé. Ce n’est pourtant pas compliqué d’être une femme, il suffit d’être inaccessible. Ce n’est pas compliqué d’être un homme, il suffit de désirer l’inaccessible.
Il est arrivé le dernier. Le groupe l’accueille gentiment. Pour l’heure, ils parlent d’un bien immobilier qu’Olivier a acquis à bon prix malgré les travaux prévus. Renaud a sifflé sa flûte d’un coup. S’il reste sobre, il va vite s’emmerder. Il se sent toujours nu à côté des hommes qui parlent travail entre eux avec sérieux… sport et pognon avec sérieux… amour et sexe avec légèreté ! C’est quoi qui rend bête ? Le fric ? L’œsophage ? Le sexe ? Mal à l’aise avec l’adulte, c’est sa vocation. Mal à l’aise avec la virilité assumée aussi. Il sait qu’il passe pour un efféminé, alors qu’il est le seul à remarquer la domestication des mâles dans l’âge adulte… La virilité la plus aboutie se passe de poils, de muscles et de compte en banque, la virilité la plus aboutie est à ses yeux celle du prêtre ou du poète. En cogitant, il cherche où se trouve la bouteille pour se resservir.
Un des deux qu’il ne connaît pas, le plus à l’aise avec son être social, alpague Renaud en disant qu’il a compris que Renaud était amateur de littérature. Renaud se tait, hausse les épaules, souffle tout ce qu’il a en lui. C’est l’élan… L’homme le présente comme un blogueur. Compliment ! Les hommes se penchent avec une curiosité feinte sur les activités périphériques du dernier venu. Sans attendre de réponse, l’homme fier dit qu’il aimerait avoir l’avis de Renaud sur le dernier livre de l’auteur le plus en vue de l’hexagone, un auteur sans style, bourré d’intelligence mais sans aucune profondeur, qui se délecte dans la glose de sa libido et les saillies réactionnaires. Autant dire tout pour plaire à un mâle d’aujourd’hui ayant soif d’échapper aux sciences du management, pour se palucher sous cape culturelle.
Voilà Renaud mis à la question comme un expert qu’il n’est pas. Il met les pieds dans le plat. Ce qui le dérange profondément dans les bouquins de la star des bibliothèques, c’est la vulgarité du propos. On ne l’attendait pas là-dessus le rebelle affiché, il serait donc choqué par quelques gros mots ? L’homme de taille appréciable arque le sourcil et retrousse son nez. Philippe sourit, Olivier n’en pense pas moins et le deuxième inconnu, écarquille les yeux pour écouter. Renaud se laisse remplir une troisième flûte et précise qu’il n’est pas choqué, qu’il s’en fout et est prêt à parler de sexe ici et maintenant s’ils y tiennent. Provocation ou menace ?
— Tout simplement, on ne peut pas convoquer les codes du porno pour décrire un sentiment amoureux, cela ne marche pas. On ne rêve pas de l’anus de sa princesse. Jamais
Philippe et Olivier ont ricané. Ils n’auraient jamais pensé prendre autant de plaisir à causer littérature. Mais Renaud est capable de se mettre en colère. Il se retient par les mâchoires.
— Nos tuyaux n’ont rien à raconter ! Même le pire des routiers se met à écrire des compliments quand il est aimanté par le regard d’une fille.
Renaud prend son cas pour une généralité. C’est normal, il est un homme comme les autres. Renaud a Alix dans le collimateur. Il espère que cela ne se voit pas trop. Il se sent rougir. Ils mettront ça sur le compte de la colère. Il n’aimerait pas qu’on se moque de lui comme l’amoureux de la cour de récréation.
L’homme par qui est venue la question, Renaud n’est pas parvenu à retenir son prénom, fait mine de prendre de la hauteur.
— Le trash c’est la vérité sur l’être justement. C’est l’époque qui veut ça. Il faut tout montrer, trop montrer. Une fois l’overdose de sexe atteinte, on peut enfin s’en libérer. Tout est beau dans la chair car tout est vrai. On ne peut aimer quelqu’un en évacuant son corps, en en faisant un ange asexué. Aimer un ange c’est aimer à côté de la plaque.
Pour ne pas se laisser abattre, on chemine en parlant vers les victuailles. Les hommes se rapprochent du buffet. C’est Philippe qui mène la danse. Sur des planches de bois, pâté en croute, Rosette, Jésus, … exposent leur chairs roses. Renaud passe de l’autre côté pour servir les verres de vin. Il aime maîtriser les bouteilles. Faisant face aux quatre hommes, il lève son verre comme s’il était l’hôte et clame : A ceux qui savent vivre – et écrire – sans avoir la bite à la main !
Le jeune homme inconnu s’empourpre. L’effet des gros mots et du vin. Il ose prendre à témoin pour réconcilier les points de vue. On sent qu’il est habitué à cultiver la juste mesure. Ce doit être un prof de philo ou un catho. Renaud déteste la juste mesure. Il préfère avoir tord qu’être faux. Le blanc bec, tout en précisant qu’il condamne le porno, parle de l’incarnation, de la participation des corps aux élans de l’âme. Il cite le cantique des cantiques bien sûr… C’est donc un catho, maintenant, c’est sûr. Renaud rugit.
— Le Cantique des cantiques ! Une idiotie rabâchée par les croyants scrupuleux qui cherchent à avoir le cul propre en ânonnant : on est la religion de l’incarnation quand même ! Ce sont des conneries tout ça, l’union des corps, le mélange des cuisses, le secret des sécrétions… Le cantique des cantiques, c’est du délire d’Arlequin. La réalité est remplie de mauvaises odeurs. Le corps est un sous-bois, de l’eau croupie, un marécage, du fumier, de la merde, rien que de la merde.
Dégueu ! Il a gerbé son verre de vin sur la nape dans un mouvement imprécis. Ça ne l’empêche pas de continuer comme un clodo qui pontifie.
— Il y a dans la relation sexuelle toujours une volonté de jouir aux dépens de l’autre, une volonté d’humiliation, un jeu avec la mort. L’objectif de toute relation sexuelle est une mise à mort.
Oh doucement ! Comme il y va ! Cette diatribe contre le corps trahit l’homme frustré. Les mecs ricanent après avoir applaudit à l’initiative de Philippe. Le jeune catholique ne sait plus où se mettre. Renaud veut conclure.
— La sexualité ne m’intéresse pas… C’est tout.
— C’est un peu court jeune homme ! répond Olivier à qui l’alcool donne enfin de la répartie.
C’est peut-être court, mais en dire davantage serait tomber dans l’exercice de style. A moins qu’il avoue avoir été condamné à la chasteté par sa pythie de jeunesse, son Alix. La phrase qui devait les résumer est de Cocteau : « Mon Dieu, acceptez-nous dans le royaume de vos énigmes. Evitez à notre amour le contact du regard des hommes. Mariez-nous dans le ciel. » Que penseraient les hommes s’ils savaient qu’il en aime une comme les saints croient en Dieu. Fol en l’autre… C’est dire si il se fout du monde et de sa gueule, c’est dire si sa chair est superflue. Un dingue ! Pauvre puceau ! Ton Alix n’est qu’un spleen toy. Tu aurais dû la baiser jusqu’à ce que mort s’ensuive plutôt que de t’enorgueillir de posséder ce sentiment débile.