Edito : Leïla Slimani, éloge du réalisme 

Le dernier roman de Leïla Slimani, J’emporterai le feu, vient de paraître aux éditions Gallimard. À cette occasion Zone Critique organise une rencontre exceptionnelle avec l’écrivaine ce vendredi, et vous propose de revenir sur son œuvre, aussi riche que profuse.

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En  lisant le dernier roman de Leïla Slimani, J’emporterai le feu, je me suis demandé : par quel mystère un écrivain parvient-il à rendre ses personnages attachants ? Attachants, c’est-à-dire : ambigus, contradictoires, faibles, fêlés, proches. Humains. Par quel mystère un personnage de roman se met-il à vivre en moi ? Mystère, c’est-à-dire : sens du détail, place des adjectifs, syntaxe, mais aussi : posture particulière du romancier face au réel, relation singulière tissée avec les choses et les êtres. 

C’est une chose étrange : un récit vous happe, et vous tournez de plus en plus vite les pages, parce que la destinée de ses personnages vous importe soudain plus que la vôtre. Mia et Inès, Aïcha et Mehdi se mettent à vivre à travers moi. Je me suis oublié, je n’existe plus. Le temps passe, il est minuit. J’étais dans l’autre pays

Cette faculté de donner vie aux êtres de papier est pour moi le critère décisif qui départage les romans de premiers plans, et les autres. Le reste. Les livres inanimés. C’est aussi la clé d’un amour étrange et mystérieux pour la littérature. C’est enfin le feu qui brûle dans les pages du dernier roman de Leïla Slimani. 

Il y a mille bonne raisons de lire le somptueux J’emporterai le feu, qui clôt magnifiquement la trilogie du Pays des autres, et qui est à la fois une méditation sur la mémoire et sur l’identité, sur l’histoire du Maroc et sur le déracinement ; mais parmi toutes, la plus décisive est la suivante : les personnages de ce roman sont profondément attachants, c’est-à-dire vraiment humains.  

Je me souviens d’une critique, lors de la publication du premier tome du Pays des autres : il était injustement reproché à Leïla Slimani de devenir une romancière « académique », une romancière rangée. De troquer ses nymphomanes et ses baby-sitters infanticides pour des personnages lisses et sans aspérités.

C’est une erreur de jugement : Leïla Slimani n’est pas une écrivaine académique mais réaliste, et c’est tout le contraire ; elle perpétue la noble tradition du réalisme français, celle de Balzac et de Flaubert, de Louis Aragon et plus récemment de Nicolas Mathieu, c’est-à-dire qu’elle invente un art romanesque qui nous plonge dans l’épaisseur et la densité du « monde de l’être » (Milan Kundera).

Monde de l’être, c’est-à-dire : vie du corps, flux de pensées, magma de sensations et d’émotions modelés par une époque, et par un état de la société. Devant moi, Mia et Inès grandissent, à l’ombre de la bourgeoisie marocaine. Elles deviennent adolescentes. Mia découvre son désir de mordre la chair des femmes, de manger les petits seins laiteux d’Abla. Elle découvre aussi la littérature, et Cent ans de solitude, ce roman qui guérit toutes les blessures. Bientôt ce sera la classe préparatoire au lycée Henry IV, les rues ternes de Paris, les macdos de la rue Soufflot, et les dimanches de solitude. Puis les soirées étudiantes, les pets fumés devant la finale de la Coupe du Monde, et les allers-retours dans les chiottes des restaus branchés pour sniffer de la coke. La vie quotidienne qui se déplie mois après mois, années après années. Mia prend de l’épaisseur à chaque page, l’épaisseur d’un être, d’une amie. D’une sœur inconnue.  

Aujourd’hui, qui est capable d’en faire autant ?

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