Si vous ne pouvez entendre les prénoms Corentin et Fabien sans penser à leur rajouter un “g” final (Corenting et Fabieng), c’est que vous êtes membre du plus célèbre des groupes Facebook : neurchi de flexibilisation du travail (ou NdFlex). Ce groupe, créé en 2019, rassemble, entre autres, des mèmes sur le monde du travail et compte 150 000 membres. Ce n’est pas le seul : on peut citer, sur X, Disruptive humans of Linkedin (100 000 membres) ou encore, sur Reddit, le subreddit /antitaff (50 000 membres). De manière générale, on dirait qu’internet déteste le travail et le fait savoir au moyen de différentes manières dont les mèmes sont les moyens d’expression privilégiés.
Comme leur nom l’indique, la puissance des mèmes, qu’il s’agisse d’images, de vidéos, de texte, réside dans leur capacité à être transmis par imitation, à devenir viraux pour parler comme des journalistes. Les mèmes sont donc répliqués et détournés d’un pays à l’autre. La forme la plus célèbre reste l’utilisation d’une ou deux images sur lesquelles du texte est ajouté, un peu comme une mini bande dessinée. NdFlex a repris cette formule pour l’appliquer au monde du travail.
Exemple de mème partagé sur NdFlex :
Pour le profane, la première visite de NdFlex peut s’avérer complexe. Il peut y lire des phrases cryptiques comme “Mon Fabieng m’a encore flexé.” Ce groupe est rempli de termes et de personnages très codifiés qu’il faut un peu de temps pour appréhender avant de pouvoir comprendre ce qu’il s’y trame.
La description du groupe est d’ailleurs éloquente et constitue un véritable manifeste contre le travail :
“Il est évident aux yeux de quiconque connaît un minimum le monde de l’entreprise que celui-ci est sclérosé par toutes ces normes et régulations soit-disant censées protéger les collaborateurs. Finissons-en et libérons le travail une bonne fois pour toute !”
Flexer ou se faire flexer
NdFlex, c’est d’abord un univers avec sa galerie de personnages qui représentent différents postes au sein de la start-up nation. Le plus célèbre d’entre eux est sans doute Fabieng, le manager toxique. Il est le n+1 de Corenting, le stagiaire – devenu plus généralement le subalterne – qui joue le rôle de l’ingénu découvrant le monde du travail et, à travers ses yeux naïfs, permet d’en dénoncer les abus et les comportements absurdes.
Il est d’ailleurs notable, que beaucoup des derniers mèmes, le personnage de Corenting s’efface peu à peu pour laisser place à un “je” plus général alors que Fabieng, lui, reste bien présent.
C’est comme si ce personnage avait été absorbé par les différents auteurs de mèmes qui se l’ont approprié pour y calquer leur situation personnelle. Leur point commun avec Corenting réside dans leur position de N-1 soumis à l’autorité arbitraire de leur manager. Le personnage de Fabieng est bien plus récurrent et demeure synonyme d’un N+1 aux demandes abusives.
Plus rarement, on trouve Dave le dev (développeur) qui, grâce à ses compétences, fortement valorisées dans le milieu, impose ses horaires. Là encore, il s’agit d’une illustration assez pertinente puisque les développeurs (surtout s’ils sont bons) sont très courtisés par les entreprises.
Au-delà des personnages récurrents, on retrouve le fameux mot “flex” qui, selon le contexte, peut avoir plusieurs acceptions. Généralement, “flexer” signifie se faire exploiter. Ce verbe fait référence à la flexibilisation du marché du travail, cette capacité du salarié à adapter ses horaires, ses compétences et même sa présence au sein de l’entreprise, notamment depuis le Covid qui a vu le télétravail se développer. Pour NdFlex, c’est en fait un prétexte pour asservir les salariés. L’usage du verbe est pronominal : on dit plutôt se faire flexer. On trouve, par exemple sur une publication récente : “Hello, je viens de commencer un nouveau travail et je me demande si je ne suis pas en train de me faire flexer”.
Il est amusant de noter que flexer peut aussi signifier se vanter comme dans l’exemple suivant : “Elle flex avec ses 100k bruts.” Flexer permet aussi de se réapproprier le pouvoir, d’inverser les rapports de force. On en trouve un exemple dans la publication suivante, issue du subreddit /antitaff : “Le flex d’un collègue convoqué à un entretien disciplinaire” qui raconte comment, un salarié, après avoir été convoqué de façon injuste par son supérieur, a réussi à inverser le rapport de force.
Un humour politique ?
L’aspect politique du groupe est prégnant. On voit ainsi énormément de mèmes utiliser Macron et son gouvernement (notamment Gabriel Attal) dans diverses situations. Macron représente l’incarnation du flexeur ultime, ce qui semble logique dans la mesure où il est l’auteur de la notion de “start-up nation”.
Il est d’ailleurs amusant de constater que Macron incarne souvent Fabieng, ce manager assez médiocre qui ne doit sa position qu’à son ancienneté au sein de l’entreprise et qui n’est apprécié par personne.
Au-delà de leur aspect purement humoristique, les mèmes que l’on retrouve sur le groupe prennent parfois des colorations bourdieusiennes. L’on retrouve des considérations sociales assez poussées pour dénoncer la notion de mérite. Certains contributeurs mettent ainsi l’accent sur le capital social et culturel des entrepreneurs et des dirigeants qui leur a permis de réussir. Cela s’oppose au discours, souvent présent sur LinkedIn, du self-made-man qui a travaillé sans relâche et vaincu de nombreux obstacles avant d’avoir la position qu’il occupe.
La réforme des retraites a également pu faire l’objet de mèmes qui étaient souvent des prétextes pour la dénoncer.
Un peu comme le groupe “Humour de droite” en son temps, NdFlex est devenu un groupe qui pointe les excès du libéralisme représenté par le gouvernement de Macron.
L’évolution du neurchi
Si, dans ses débuts, Ndflex se contentait d’être un lieu de partage de mèmes – il continue d’ailleurs d’en être un –, le groupe Facebook s’est transformé en un lieu communautaire. On voit en effet, dans des posts ou dans la description d’un mème, des personnes qui évoquent leur situation personnelle, soit pour dénoncer un comportement, soit pour demander de l’aide. On retrouve ainsi des questions comme : “hello le neurchi, que “risque-t-on” en étant en CDI et en cherchant parallèlement un nouvel emploi si cela venait à remonter jusqu’à la direction ?” aux conseils juridiques suite à un licenciement abusif par exemple.
NdLex permet aux jeunes désabusés de gérer leur dissonance cognitive. En effet, 80 % sont des 18-35 ans qui connaissent souvent, après leurs premières désillusions.
Faire de mèmes devient alors un moyen de dénoncer certains comportements problématiques au travail. Pendant le Covid, NdeFLex a par exemple dénoncé le télétravail. En effet, si beaucoup de salariés, surtout dans le digital, y étaient favorables pour travailler en province, pouvoir gérer plus facilement les tâches domestiques, etc., NdFLex a apporté un autre discours. Sur le neurchi, le télétravail est représenté comme une manière de se faire “flexer” de façon subtile. La surveillance peut y être renforcée. De même, faire du télétravail toute la journée, sans voir personne, n’aide pas la santé mentale, ce qui a été également souligné :
Vers anti-taff
Ndflex reste souvent une porte d’entrée pour ceux qui détestent réellement leur travail, un moyen de rire de certaines situations. L’évolution du groupe vers le partage d’expériences individuelles est d’ailleurs significatif. La critique du travail, dans son fondement même, a besoin de plus que des mèmes pour avoir des assises plus solides. Je pense ainsi que le subreddit antitaff, qui compte 50 000 membres, constitue l’évolution logique de NdFlex. L’équivalent anglophone, /antiwork, compte d’ailleurs, lui, quasiment 3 millions de membres. Comme son nom l’indique, cette communauté Reddit déteste le travail dans sa globalité et propose des discussions théoriques parfois assez poussées. Dans les liens partagés par la communauté, un Wiki propose même des lectures et des articles pour bien appréhender l’esprit “antitaff”. De même, les récits qui sont proposés, labellisés “friponnerie certifiée” proposent des récits édifiants de salariés réussissant à s’opposer à leurs supérieurs.
Le groupe reste néanmoins assez divers et l’essentiel des discussions tournent autour de conseils sur des situations précises (qu’est-ce que je risque si je fais telle chose, comment faire pour démissionner en ayant droit au chômage, etc.) et de partages de souffrances vécues au travail. L’un des fils de discussion qui demande aux membres comment ils sont devenus “antitaff” est assez éloquent : certains disent que la vie est trop courte pour perdre du temps en travaillant, d’autres ont vécu des expériences traumatisantes (souvent dans des start-up, on ne va pas se mentir) ou se sont rendu compte, grâce au marxisme, qu’un “travailleur se fait voler une partie de la richesse produite qui devrait lui revenir”. La force d’un forum comme /antitaff réside ainsi dans la diversité de ses membres – quand le groupe NdFlex représente surtout des jeunes issus d’écoles de commerce qui travaillent dans la communication par exemple.
Finalement, à rebours de ce que l’on peut lire de négatif sur les réseaux sociaux, internet peut constituer un outil important contre les dérives du monde du travail, que l’on cherche à s’en moquer ou à s’armer idéologiquement.