Suis-je sur la bonne voie ? Comment être plus performant dans mon travail ? Comment devenir un meilleur leader ? Comment être à l’écoute et mieux communiquer ? Ce sont des questions en vogue dans nos sociétés actuelles. Avec un marché du coaching professionnel en plein essor, la recherche du bonheur s’est démocratisée. Selon le baromètre du cabinet Empreinte Humaine paru en mars 2022, 38 % de salariés se déclarent en situation de détresse psychologique. Coaching situationnel, transformationnel… Si les méthodes sont multiples, la volonté de trouver un meilleur équilibre entre vie personnelle et professionnelle afin de donner plus de sens à sa vie est au cœur des problématiques de coaching. En réponse ? L’ikigaï. Une pratique qui mêle deux concepts : la joie de vivre et la raison d’être. Explications.
Ikigaï, du japonais, iki signifiant « vie », et gaï, « qui vaut la peine ». Ce concept pourrait être traduit par la « joie de vivre » et la « raison d’être » en japonais. Qu’est-ce que j’aime ? Dans quels domaines suis-je doué ? De quoi le monde a-t-il besoin ? Pourquoi suis-je payé professionnellement ? Voici les questions que pose cette méthode. Représenté par un diagramme de Venn avec quatre grands cercles, l’ikigaï permettrait de « trouver sa voie ». « Quatre sphères qui représentent pour la personne qui le remplit au fil des séances, ses motivations, ses compétences, ses valeurs, son expérience » nous dit Jocelyn, coach professionnel qui nous reçoit dans son cabinet dans le 18ᵉ arrondissement de Paris.
Si les origines de cette méthode font débat, son histoire serait puisée dans la culture d’Okinawa. Étudié par le journaliste Dan Buettner, auteur du livre Les Zones bleues du bonheur (2019). Okinawa serait considérée comme une « zone bleue », autrement dit une région où vivent les personnes les plus heureuses du monde.
On retrouve des allusions à ce concept d’ikigaï dans la littérature médiévale japonaise dès le XIIe siècle. Cette littérature éveille aux enjeux essentiels du bouddhisme zen, par exemple dans le texte, Notes de ma cabane d’ermite de Kamo No Chomei (1212), qui questionne l’impermanence des choses. Mais ce n’est qu’en 1970 que l’ikigaï se démocratise vraiment dans le langage courant avant d’être conceptualisé, en 2001, par le psychologue clinicien et professeur à l’université de Toyo Eiwa, Akihiro Hasegawa.
L’ikigaï représente un art de vivre à la japonaise dont les méthodes de coaching européennes n’ont eu de cesse de s’inspirer. En Occident, on utilise ce concept dans le domaine professionnel. Trouver son ikigaï correspondrait à trouver sa voix. Dans une société contemporaine de surproduction, cette méthode vient répondre aux maux de nos sociétés occidentales et aider à trouver un équilibre entre passion et vocation.
L’ikigaï en entreprise : l’instrumentalisation des salariés ?
L’ikigaï est devenu omniprésent dans les réseaux de coachs en entreprise. « J’ai découvert cette méthode en lisant les actualités d’une formatrice de mon réseau professionnel », nous confie Jocelyn, qui, après avoir suivi une formation, s’est spécialisé dans cette méthode en y intégrant un travail sur la respiration. Depuis cinq ans, il utilise cette méthode lorsque ses « clients sont en perte de sens dans leur travail, ou en recherche, en questionnement sur leur parcours, en réflexion sur ce qui les ferait se lever le matin », affirme-t-il.
Trouver son ikigaï ? Avec Jocelyn, cela se déroule sur six séances d’1h30 autour d’exercices de méditation et de respiration. Après quelques discussions autour d’une table ou pour les plus téméraires, au sol sur un matelas japonais nommé futon, l’ikigaï prend forme. Un instant suspendu pour Nicolas, product manager dans la tech ayant sollicité Jocelyn pour un coaching, qui nous confie : « Les séances de méditation m’ont permis de me retrouver dans un moment où je ne trouvais plus de sens à mon travail. J’ai pu véritablement me reconnecter à mon corps. »
L’entreprise Hisse et Haut quant à elle propose des séminaires en entreprise à partir de l’ikigaï. Fondée en 2018, cette équipe de coachs et de communicants propose des bilans de compétences et des programmes de formations pour les particuliers et les entreprises. Cette entreprise, qui intervient dans toute la France, propose différentes méthodes de développement personnel. Un ikigaï d’équipe, un ikigaï collectif et un ikigaï individuel. Lorsque nous découvrons le site, nous retrouvons des accroches telles que : « trois mois pour devenir capitaine » ou encore « Activer l’ikigaï de vos équipes pour leur (re)donner envie de se lever le matin ».
Des promesses qui raviraient n’importe quel particulier ou entreprise. Mais quel est le lien entre l’ikigaï et l’apprentissage du leadership ? Que reste-t-il de la philosophie originelle de l’ikigaï dans les séminaires de Hisse et Haut qui visent à développer le leadership ? Cette pratique n’est-elle pas instrumentalisée dans le but d’augmenter la performance des salariés ?
C’est au téléphone que nous échangeons avec Perrine Lhote, qui nous énumère les divers programmes de l’entreprise. Entre les bilans de compétences, les séminaires d’entreprises et les ateliers pour trouver son ikigaï, les propositions sont nombreuses. Pourtant, la limite de l’utilisation d’une telle méthode se fait ressentir lorsque nous interrogeons l’entreprise sur leur introduction à l’ikigaï : « On ne s’attarde pas sur l’histoire de l’ikigaï lorsque nous effectuons des séminaires en entreprise. L’histoire se transmet davantage lors de coachings individuels pour des particuliers. Pour ce qui est des entreprises, la question ne s’est in fine pas posée » nous confie Perrine. La question de la transmission se pose de plus en plus au vu de la résurgence des méthodes inspirées de l’Orient. Peut-on réellement avoir une approche et un suivi approfondi en séparant la pratique de sa dimension culturelle ?
L’ikigaï en Occident : vers une appropriation culturelle ?
Comment comprendre cette appropriation des spiritualités orientales ? Jocelyn s’est interrogé sur cet engouement de nos sociétés occidentales. « En Occident, le corps est appréhendé comme un outil qui reste au service de l’esprit. Beaucoup considèrent que le corps n’est qu’une machine. En Orient, le corps ne forme qu’un avec l’esprit. Le corps est appréhendé de manière holistique, il nous parle. Pour vivre sainement, nous devons l’écouter et vivre en harmonie avec lui », analyse-t-il. Selon lui, l’intérêt de l’Occident pour les spiritualités orientales serait à l’origine de notre rapport actuel au corps.
Lévi-Strauss, dans Race et Histoire, le rappelle : le corps est peu considéré dans la société occidentale. À l’inverse des cultures orientales où le corps est un produit de la nature et où la société n’est qu’artifice – comme le rappelle Florence Braunstein et Jean-François Pépin dans leur ouvrage La Place du corps dans la culture occidentale (1999), l’Occident a construit son rapport au corps sur un héritage de la dissection où médecins et scientifiques épluchent l’anatomie pour en faire un objet de tous les péchés. Alors, comment les pratiques corporelles issues de l’Orient transforment-elles notre rapport au corps ?
Tandis que l’industrie du bonheur et la quête de sens sont au cœur des débats, les chiffres confirment cet engouement pour une meilleure écoute du corps. Selon une étude de l’Observatoire du Fitness, sur les trois dernières années, le nombre de personnes ayant fait du yoga au moins une fois serait de 10 millions, soit trois fois plus qu’avant la crise sanitaire. De l’autre, on notait en 2022 une pratique régulière sportive (au moins une fois par semaine en moyenne) en hausse de 6 points par rapport à 2018 selon l’INJEP (l’Institut national de la Jeunesse et de l’Éducation populaire). Des chiffres qui ont de quoi nous faire réfléchir sur notre rapport au corps et à l’esprit, qui à l’inverse de notre société occidentale est au premier rang des interrogations au Japon. Pour Jocelyn, « le Japon nous offre une large palette de pratiques psycho-corporelles. Pour ma part, je pratique la méditation zen depuis vingt ans et exerce en tant que praticien shiatsu depuis une dizaine d’années. Le corps est aussi important que l’esprit, les deux sont indissociables, dans ma compréhension du monde. » Si le travail de Jocelyn semble clairvoyant sur les ponts créés entre culture orientale et occidentale, rares sont les coachs ayant conscience de ces adaptations de la culture asiatique.
Plus largement, ces emprunts aux spiritualités orientales témoignent d’un véritable manquement de nos sociétés occidentales à prendre en considération notre corps. C’est ce que Nicolas, nous confie : « Lors des séances, j’ai été particulièrement réceptif aux exercices de respiration. Ça m’a vraiment aidé à prendre du recul sur mon quotidien et à me reconnecter à mon corps. ». Le phénomène de l’ikigaï serait-il une malheureuse réponse au peu d’intérêt que nous portons à notre corps en Occident ?