Fif Tobossi

Fif Tobossi : « Je ne sais pas pourquoi ça étonne mais les rappeurs lisent énormément » 

Fif Tobossi est l’un des ambassadeurs du rap en France. Avec deux amis, il a fondé Booska-P en 2005, le média de référence pour suivre l’actualité du rap et pour comprendre la culture urbaine. Ça fait donc vingt ans que Fif suit de près l’évolution du rap. Pour MTV, il a co-produit et co-écrit un documentaire : 20 piges, les âges d’or du rap français. Il fallait donc le rencontrer pour mieux comprendre la scène rap mais aussi pour connaître son point de vue sur les liens entre rap et littérature. 

© Felipe Barbosa

Pierre Poligone : Dans ton reportage, il suffit de regarder la scène musicale contemporaine française, pour comprendre que le rap a gagné, son hégémonie culturelle elle est incontestable, et le rap parle à tout le monde. Mais à qui est-ce qu’il appartient désormais ? Qui sont ses représentants, ces auditeurs ? 

Fif Tobossi : Le rap appartient à tout le monde aujourd’hui. Quand ça a commencé forcément c’était une niche, donc ça ne parlait qu’aux convaincus, aux passionnés, et à ceux qui aimaient ça, parce que c’était quand même une sorte d’engagement. Aujourd’hui c’est devenu un genre véritablement populaire, donc quand c’est populaire, ça appartient au peuple, ça appartient à tout le monde, et ça n’appartient plus à ceux qui l’ont défendu. Mais il y a toujours des gardiens du temple, comme dans tous les domaines, mais sauf que là, aujourd’hui, même une mamie qui ne connait pas la culture, elle peut s’intéresser au rap et elle est là aussi la victoire. Avant on me disait que c’était une musique de « racaille » , de  « bandits » , de  « voyous », c’était que pour les  « mecs de quartier », et aujourd’hui n’importe qui écoute du rap. Même un mec d’extrême droite écoute du rap, et il peut faire du rap aussi, alors qu’à la base, le rap c’était contre des gens comme eux. 

P.P : Mais pour toi quel est un des symboles de cette victoire du rap ? Est-ce qu’il y a un événement, un concert, qui acte la victoire du rap ? 

La victoire du rap se traduit aussi par l’avènement du streaming.

F.T : J’aime dire que le rap a gagné. Pourtant, les rappeurs sont toujours attaqués bêtement. On leur reproche tout et n’importe quoi en sortant des phrases de leur contexte. Cela dit, c’est aussi un signe de cette victoire puisqu’on devient très présent médiatement. La victoire du rap se traduit aussi par l’avènement du streaming. D’un coup, les données ont été chiffrés publiquement et les gens se sont aperçus de l’ampleur du phénomène.

L’autre chose qui entérine la victoire du rap, ce sont les succès des concerts et des festivals. Par exemple, Ninho annonce deux stades de France et il les remplit en 20 minutes. quand Soprano, a fait je sais pas combien de stades en France, de vélodromes. PNL fait des tournées et rempli Bercy ou le Zenith sans aucun problème. Ça c’est le rap qui fait ça. Et la plupart du temps, ils remplissent ces salles sans passer à la télé, sans passer dans les médias mainstream, alors que pour d’autres artistes, c’est indispensable . 

P.P : Cette démocratisation du rap n’entraîne pas sa dépolitisation du rap? Est-ce que le rap perd sa puissance vindicative et revendicative à l’heure de sa massification ? 

F.T : Pour moi, le rap reste un genre puissant. C’est que le rap a commencé avec des artistes qui étaient  extrêmement politisés. Quand tu te lançais dans  le rap, c’était pour revendiquer quelque chose, pour parler de  ta condition sociale, pour montrer ton mécontentement par rapport à la politique, en France ou dans le monde.  Forcément c’était une niche. Mais après à côté de ça, il y avait des gens qui faisaient des singles, des hits, on appelait ça à l’époque le rap « à l’eau », le rap « commercial.» À force, le rap est devenu de plus en plus populaire, donc tu as eu de plus en plus de gens qui veulent faire de l’argent, des hits, passer à la radio, passer à la télé. Néanmoins, le rap engagé existe toujours. Kerry James, Médine, Demi Portion…Forcément le rap populaire ou le rap un peu léger, c’est ça qui passe un peu partout et qu’on écoute le plus. 

P.P : Qu’est-ce qui constitue encore aujourd’hui l’essence du rap ? Il y a une telle multiplicité  de genres qu’on pourrait se demander ce qui fonde l’unité du rap. 

F.T : Le rap vient directement du hip-hop. Or, il y a des gens aujourd’hui qui se lance dans le rap et qui n’ont pas la culture hip-hop  Il y en a beaucoup aujourd’hui qui font du rap, mais sans connaître la culture hip-hop, ce n’est parce que tu viens d’un quartier et que tu fais du rap que tu connais cette culture.  Aujourd’hui, il y a des artistes qui pensent faire du rap mais comme ils n’ont pas ce lien avec la culture hip-hop, ce n’est pas vraiment du rap tel qu’il a été créé à l’origine. Le rap, c’est d’abord une rythmique et un tempo. Pourtant, il y a des artistes qui chantent, qui font des mélodies, et on est plus proche du zouk que du rap. Il y a quand même beaucoup d’artistes comme Nekfeu qui restent sur les bases du rap. Plus récemment, Souffrance me disait justement quand tu fais du rap,  tu ne chantes pas. 

Souffrance : “Métro”

Ces dernières années, de nouveaux codes se sont mis en place, et notamment la nécessité de chanter. il faut chanter. Avec l’avènement du streaming, on sait que si tu veux être écouté du plus grand nombre, il faut mettre des mélodies, ça passe toujours. De même, il  ne faut pas faire  de morceaux longs, car les gens ne vont pas écouter jusqu’au bout…

Ce qui est  formidable avec le rap, c’est son évolution et son pouvoir de mutation. Le rap que j’écoutais quand j’étais plus jeune était radicalement différent, notamment en terme d’instru. Pourtant, on revient toujours à la base. Par exemple, vers 2010-2012, beaucoup de gens mélangeaient l’électro et le rap, c’était vraiment la tendance.  Aujourd’hui, on trouve un mélange entre le rap et la musique africaine mais aussi avec la musique latine, partout autour. Maintenant c’est le rap avec la musique africaine, les musiques latines… Donc en fait, l’hybridité est au coeur du rap, et le genre  ne fait que se mélanger et changer. Bientôt ont aura du rap K-pop, mais je pense que ça existe déjà. 

En cela, la trajectoire de Soprano et de Gims est intéressante parce qu’elle reflète l’évolution du rap, et c’est les premiers à avoir assumé ces mutations : « on est des rappeurs, on sait kicker  mais voilà on a grandi, on a évolué, aujourd’hui on est des pères de famille, et puis on a envie de chanter. »  Ils avaient déjà chanté  même quand ils étaient avec leur groupe de rap mais ils se lancent dans une nouvelle forme artistique, Maître Gims ne fait plus du rap, il est à l’aise avec ça, et ça ne pose de problème  et il reste un de nos représentant, tout comme Soprano. 

P.P : Est-ce que tu vois des thèmes qui émergent dans la scène rap contemporaine par rapport à celle d’il y a dix ou vingt ans ? 

Aujourd’hui, un rappeur peut faire un album entier sur le thème de l’argent.

F.T : Ce que j’entends beaucoup aujourd’hui, plus qu’avant, même si avant les gens le disaient déjà un peu, c’est le thème de l’argent. Disons que le rapport à l’argent a été vraiment décomplexé. Aujourd’hui, un rappeur peut faire un album entier sur le thème de l’argent. Avant, les sujets abordés concernaient davantage la société, le quartier ou la police. 

Si on devait faire un cloud avec les mots les plus employés, ils auraient tous un lien avec l’argent, le succès et la réussite. 

P.P : Si on considère que le rap est une caisse de résonnance des préoccupations de la société, est-ce que tu vois des artistes qui ont évoqué le thème de l’écologie dans certains morceaux ? Ou encore celle de la place des femmes dans la société ?

F.T : Dernièrement, je lisais un article qui précisait que les premières victimes du changement climatique seraient dans les quartiers. Pourtant, le thème de l’écologie n’a pas encore été saisi par les rappeurs.  De plus en plus de gens sont mobilisés sur ces questions mais ce n’est pas un sujet très porteurs pour l’instant. En tout cas, ça finira par arriver. Parce que quand il va y avoir peut-être des drames, des morts, des problèmes, je pense que les gens vont commencer à en parler dans le rap, même s’il existe déjà quelques artistes qui évoquent le sujet. Mais là, les gens ne le voit pas pour l’instant. Néanmoins un projet tel que Banlieue climats participe à la sensibilisation des quartiers populaires. 

En revanche, on peut saluer la progression des femmes dans le rap. Il y a de plus en plus de femmes qui rappent mais aussi de rappeurs qui évoquent ces questions. 

Leys : “Parabellum”

P.P : Le rap ne se limite pas aux textes, aux punchlines, il y a aussi une question de performance, de mise en scène, mais aussi d’improvisation. En somme, le rap c’est à la fois un peu du théâtre et de la poésie. Est-ce qu’on pourrait dire qu’un bon rappeur c’est donc nécessairement un bon poète et un bon comédien ? 

F.T : À ce propos, Mac Tyer a dit un truc qui était très intéressant puisqu’il dit : « aujourd’hui tout le monde sait rapper, même ceux qui ne rappent pas.»  Le rap a tellement infusé la culture urbaine qu’il faut proposer quelque chose en plus. Savoir uniquement bien rapper ne suffit plus. Il faut avoir une proposition artistique forte. 

Yamé par exemple, il arrive, il propose quelque chose, c’est un ovni. On n’a jamais vu ça, on n’a jamais entendu ça, on se dit  « Ah oui, c’est quoi, ce délire.»   Et tu regardes tous les gens qui explosent les stats, ce sont ceux qui proposent des choses véritablement nouvelles.  

Jul arrive, il n’y avait pas de Jul avant, Jul il propose de nouvelles choses. Des rappeurs il y en a beaucoup mais ceux qu’on retient ce sont ceux qui ont un impact fort. Il faut une présence scénique, un propos bien marqué ou un univers très identifiable..  

P.P : Au-delà des autres genres musicaux, il y a vraiment cette question d’être légitime ou non pour parler, pour faire du rap, pour écouter… Tu la vois, cette question-là de la légitimité encore aujourd’hui dans le rap ? 

F.T : Avant, il fallait venir d’un certain département, d’un certain endroit de la France pour pouvoir rapper. C’est-à-dire Paris, sa banlieue et Marseille. Après, ça s’est démocratisé. Aujourd’hui, il y a des rappeurs qu’on ne sait même pas d’où ils viennent, et ce n’est pas grave Aujourd’hui, Gradur, il vient du Nord, Niro, de Blois, Dossé, d’Orléans… 

P.P : Est-ce qu’aujourd’hui, tu as encore cette territorialisation du rap où il y a encore des personnes qui essaient de créer des écoles assez sectorisées ou ça s’est un peu plus dilué ? 

F.T : Non c’est fini. Il n’y plus vraiment d’école. Si on regarde les derniers rappeurs, ils ne se revendiquent plus d’aucune école. Avant oui, il fallait venir d’un certain endroit, avoir fréquenté les bonnes personnes. Aujourd’hui, ce qui nous intéresse c’est ce que tu fais pas d’où tu viens. La vraie question, c’est ce que tu ramènes. Big Flo et Oli viennent de Toulouse, OrelSan de Caen, et ça permet aussi un vrai renouvellement. 

P.P : Le rap, ça s’est construit en tant que contre-culture, quasiment underground, anti-establishment. Pourtant, on peut regarder qu’il y a Medine ou même Nekfeu qui se réfèrent à des grands écrivains français. Quel rapport le rap, ou une partie du rap, entretient avec les autres arts, et en particulier la littérature ? 

F.T : On voit souvent les rappeurs, comme des abrutis ou des illettrés. Les rappeurs lisent énormément. Je ne sais pas pourquoi ça étonne, oui on sait lire, on sait écrire. Tu regardes n’importe quel rappeur, dans sa discographie, il fait toujours référence à un livre qu’il a lu. 

Lino Ft Dokou : “Fautes de Français”.

Par exemple, Lino quand on se voit, on se retrouve dans des librairies. Grâce à lui, j’ai découvert L’Harmattan et Présences Africaines, deux librairies extraordinaires qui sont dans le cinquième arrondissement, rue des Écoles.  Lino, tout le monde sait, il est dans le top 3 des meilleurs rappeurs de l’histoire du français, et ce n’est pas le numéro 3. Il est réputé pour sa plume, et il a même participé à un séminaire à l’École Normale Supérieure ! 

Moi, j’ai appris à lire grâce aux rappeurs. Je ne connaissais pas Martin Eden et je l’ai connu grâce à Nekfeu. C’est le rap qui m’a fait découvrir plein d’auteurs. Le rap et la littérature c’est lié, bien sûr. S’intéresser aux mots, aux langues… Tout ça se trouve dans les livres mais aussi sur une scène rap. Je me rappelle du groupe Ministère A.M.E.R. en 1994 qui disaient : «Le savoir est une arme. »  Cheikh Anta Diop, Peau noire, masques blancs ou Les damnés de la terre de Frantz Fanon… Tout ça c’est le rap qui me l’apprend, je ne l’ai pas appris via un autre canal.

On trouve aussi certains rappeurs comme Kalash Criminel qui dit beaucoup de choses intéressantes mais avec un flow très simple. C’est du : « rap d’enfant.» Par contre, dans l’engagement, dans la dénonciation, c’est très fort. Il n’a pas le meilleur flow de la terre, mais il dit des choses. A l’inverse, il y en a qui ont de super flow mais qui ne racontes rien. 

P.P : On peut aussi penser à PNL dont les textes sont excessivement bien écrits, et surtout truffés de références littéraires et de figures stylistiques complexes. Ils ont aussi une communication extraordinaire.

F.T : C’est clair que PNL a élevé le niveau au niveau de la communication. PNL c’est un bon exemple parce qu’ils ont inspiré des gens mais pas uniquement dans le domaine du rap. C’est des génies de la communication. Vu que les gens n’ont n’a pas voulu de nous à la télévision, à la radio, il a fallu qu’on creuse notre tête pour trouver des manières de communiquer, et de faire parler du rap. 

Par exemple, typiquement, quand j’ai lancé Booska-P, c’est parce que je trouve qu’il manque un média qui parle de jeunes rappeurs. Donc, on trouve l’idée de faire ça parce que ça n’existait pas. Les personnes issues du rap sont les rois pour créer des nouvelles manières de communique. Les gens se sont ensuite appropriés notre manière de le faire, notre savoir. On a inventé des méthodes de travail et des process innovants pour faire parler de nous. 

P.P : En effet, Booska-P c’est innovant ce que vous avez proposé de faire parce que vous êtes à la fois un média et à la fois dans la chaîne de production et de valorisation. Quel est ton regard sur l’aventure Boosk-P ?

F.T : A la base, ce n’était même pas un média, c’était un site internet qui parle du rap. Puis après, c’est devenu un site de rap, mais toujours lié à la vidéo parce qu’on est le premier site à être dédié à la vidéo. C’était avant l’apparition de YouTube et de Dailymotion. 

 Et puis après, c’est devenu un média officiellement, alors que jamais, on ne s’était dit qu’on pouvait être un média. Pour moi à l’époque, un média, c’était TF1, la radio, les magazines… On a vraiment accompagné le développement du rap. À un moment, pour pouvoir signer en maison de disque, il fallait être passé sur Booska-P. De même, pour pouvoir avoir une signature, même des deals pour des concerts et tout, il fallait passer sur notre plateforme. Au moment de l’arrivée des réseaux sociaux,  tout ça s’est un peu dilué, Booska-P a perdu de la force dans le développement des carrière mais aujourd’hui Boosk-P, est devenu un incontournable dans le milieu des cultures urbaines. Ça s’explique aussi par la longévité du projet. Ça fait vingt ans qu’on est là. 

P.P : Mais sur Instagram c’est impressionnant, vous devez être le deuxième ou le troisième média français, vous avez 2,2 millions de followers.

F.T : Et pourtant on est indépendant, Konbini, eux, ils font partis d’un groupe. Nous, on est juste des indépendants avec nos petites idées. On a réussi à faire tout ça. On a un parcours, on a une marque qui est forte. Il y a un propos, il y a un discours. Donc, l’évolution, on verra. Mais il y a tellement de choses à faire aussi. Il faut savoir s’adapter à l’époque, parce que ce n’est pas simple, un média, c’est compliqué à gérer. Ça reste quand même des aventures intéressantes, par ce qu’on propose, on est des ovnis. On était un game changer et ça c’est l’esprit hip-hop, c’est le rap. En conférences on me demande « Comment vous avez fait ? C’est quoi votre truc ? » Nous, on n’avait pas le choix, on venait de nulle part. Quand tu n’as pas le choix tu as plein d’idées. 

P.P : Il fallait que je te pose cette question : est-ce que tu as déjà voulu rapper?

F.T : Non, ça ne m’a jamais effleuré l’esprit, ça ne m’intéresse pas. J’ai toujours aimé les gens de l’ombre, ce qui m’intéressait c’était de mettre en valeur, de mettre en lumière. 

P.P : C’est quoi, pour toi, les trois artistes ou les trois chansons qui te semblent des classiques, mais vraiment intemporelles du rap français ? Pas forcément ce que tu préfères mais ce que tu te dis qui va rester.

F.T : C’est compliqué,  et si tu me reposes la question demain, je t’en citerais d’autres. il y en a un qui me vient à l’esprit, c’est Demain, c’est loin de IAM. On va dire Hardcore de Ideal J. Et Jusqu’au dernier gramme de PNL. Je viens d’y penser, mais c’est trois morceaux sans refrains, ce qui est plutôt rare aujourd’hui. Pour moi, je te dirais, ces trois morceaux, mais c’est subjectif, et qui correspondent aussi à trois périodes du rap. 

PNL : Jusqu’au dernier gramme

© Felipe Barbosa

  • 20 piges. Les âges d’or du rap français, Fif Tobossi, MTV, 16 mars 2024.

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